Sylvain Savoia: « Être sur place était émouvant »

Pour raconter l’incroyable histoire de ces esclaves malgaches abandonnés pendant quinze ans sur un îlot de l’Océan Indien, Sylvain Savoia s’est rendu sur place pour une mission archéologique. « Les esclaves oubliés de Tromelin » navigue intelligemment entre le récit de cette tragédie et le carnet de route passionnant de l’expédition scientifique. Un voyage indispensable !

Votre album ne raconte pas seulement la tragique destinée de ces esclaves oubliées sur un îlot, mais aussi votre expédition pour retrouver leurs traces. Raconter ces deux histoires en parallèle s’est immédiatement imposé ?
esclaves-oublies-de-tromelin.jpgSylvain Savoia. Non, pas du tout. L’idée de départ était de me concentrer sur la destinée tragique des Malgaches. L’histoire est suffisamment dense et passionnante pour ça. Je pensais éventuellement faire un appendice reprenant des croquis de notre expédition sur place. Une sorte de mini carnet de voyage. Mais en prenant conscience de la richesse de cette expérience et surtout grâce à mon éditeur, j’ai décidé d’intégrer l’époque contemporaine au récit. L’épopée de ces survivants aborde des thèmes très forts, mais le travail de recherche et de mémoire effectué par cette équipe d’archéologues est tout aussi important à mettre en lumière. Le plus étrange est de se mettre soi même en scène, j’ai essayé de rester discret…

Quand on découvre que seulement quelques semaines sur ce bout de plage au milieu de l’océan Indien peuvent faire perdre la tête, on est encore plus impressionné par le parcours de ces esclaves qui sont restés 15 ans. C’est aussi ce que vous avez ressenti sur place ?
S. S. À aucun moment, je n’ai pu me comparer à la situation des esclaves abandonnés car pour moi, il y avait une échéance rapide très sécurisante. Ne pas savoir, devoir continuer à vivre avec aussi peu de chance de pouvoir quitter un jour cet endroit a dû être une torture morale terrible pour ces gens. Surtout eux, surtout des Malgaches particulièrement attachés à leurs racines, à leur terre, au culte des ancêtres et dont le domaine du sacré est si vaste. Forcément, psychologiquement, seuls les plus solides ont survécu. Je pense qu’en plus de leurs péripéties, certains se sont volontairement laissés mourir.

On ne peut pas dire que j’ai perdu la tête sur cet îlot, mais il est clair qu’en sortant aussi radicalement de toutes nos habitudes quotidiennes modernes et en vivant une sorte de répétition immuable, chaque journée ressemble à la précédente ou à la suivante, on perd nos repères assez vite. On entre dans une autre perception du temps très intéressante. Tout se ralentit et le cerveau recommence à prendre le temps de réfléchir à d’autres niveaux. De manière plus globale et plus paisible. Et le corps se reconnecte avec les éléments, l’énergie naturelle. Pas d’écran, de lumière électrique à volonté, de véhicule, d’argent… Juste le soleil, le vent, les vagues et la lumière totalement incroyable des étoiles.

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Durant votre séjour, vous vous êtes souvent imaginés à la place de ces naufragés ?
S. S. Si je n’avais pas eu la chance d’aller sur place, je n’aurais certainement pas raconté la même histoire. J’aurais fantasmé ce bout de corail perdu au milieu de l’océan Indien sans jamais le comprendre. L’île est devenue un élément à part entière du récit. Quand l’avion militaire qui nous a déposés est reparti, là, j’ai vraiment ressenti l’isolement. J’en étais très heureux du reste, puisque j’étais aussi venu pour ça. Pour comprendre ce que ça pouvait être et ce que ça impliquait.

Être sur place, là où ces survivants ont vécu 15 ans, était particulièrement émouvant. Le paysage est le même, mes pas étaient dans les leurs et sans doute qu’à plus de deux siècles d’écart nous étions assis de la même manière sur la plage à regarder l’horizon. 

Et puis les fouilles ont été tellement gratifiantes. Nous avons trouvé énormément de matériel archéologique. Nous avons pu rentrer dans les restes de leurs habitations, retrouver des objets qu’ils avaient laissés tels quels au moment de leur départ. Une photographie du 18e siècle, c’était merveilleux. Donc oui, j’ai essayé de me mettre le plus possible à leur place, en tentant de transmettre une sensation, une émotion…



Est-ce vous avez dessiné directement sur cette minuscule île de Tromelin ?
S. S. J’ai fait des croquis (et même une histoire de « Marzi » pour le numéro spécial de Noël de Spirou Magazine!), pas mal de dessins d’observation, mais la chaleur écrasante n’est pas l’idéal pour dessiner. On colle vite au papier !! Et surtout, j’étais bloqué par la force et la lumière de ces décors. Il m’a fallu digérer tout ça et accepter de le synthétiser.

Plus précisément, j’ai surtout mis en place mon histoire et commencé à définir des scènes, des plans qui m’étaient directement inspirés par les lieux.

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Vous parlez des récits de naufrages et d’iles désertes que vous avez lus dans votre enfance…
S. S. Très jeune, j’étais fasciné par les récits de Jules Verne qui comptent quelques îles désertes, et puis les récits de naufrages volontaires ou non comme Robinson Crusoé, ou « La méduse » ou encore l’expérience d’Alain Bombard. Des histoires de civilisations disparues et de ceux qui les découvraient faisaient aussi mon bonheur dans les magazines qui me tombaient entre les mains.

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Ces naufragés qui tentent de s’échapper de leur triste sort sur des radeaux de fortune trouvent un écho dans l’actualité avec tous ces migrants qui tentent de rejoindre l’Europe. Vous y avez pensé au moment d’écrire l’album ?
S. S. Pas au moment d’écrire le scénario, mais lorsque je dessinais les dernières planches, l’actualité est vraiment entrée en résonance avec l’histoire de mes naufragés. C’est le désespoir le plus profond qui peut pousser des hommes et des femmes à se jeter dans un tel danger avec autant de témérité. C’est lorsqu’on n’a vraiment plus rien à perdre qu’on accepte de mettre sa vie en jeu pour tenter de lui donner un sens. Quand sur place il n’y a plus aucune possibilité, que le seul avenir est un couloir de misère et de souffrance, tout vaut mieux que de rester immobile à attendre la violence ou la mort. Je suis effaré d’entendre mes compatriotes français avoir des propos catégoriques sur l’appât du gain, sur la volonté de ces gens désespérés de venir voler nos belles richesses et profiter de nos impôts. C’est d’une bêtise affligeante. Un manque d’empathie révoltant. Rien que le terme de « migrants » m’agace. Ce ne sont pas des migrants, une sorte de race à part, ce sont des hommes et des femmes en souffrance qui avec un courage incroyable affrontent des dangers que l’on a du mal à imaginer. Ils quittent tout, ils partent avec ce qu’ils ont sur le dos pour juste essayer de continuer à vivre. 

Les naufragés de mon récit qui ont tenté de rejoindre Madagascar sur des radeaux de fortune ont eu ce courage. Ils sont sans doute morts en chemin, mais ils ont refusé d’être condamnés à perpétuité.



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Pour reprendre votre expression, vous avez quitté votre rôle de « dessinateur sur canapé » pour vous immerger dans votre propre récit. Est-ce que cette expérience va modifier votre façon de travailler ?
S. S. Depuis « Marzi », j’ai envie de parler du réel, j’ai envie de me confronter au monde au lieu de le fantasmer et d’en inventer une version simplifiée et manichéenne. Je pense que mon travail sera de plus en plus lié au réel. Ce qui m’intéresse dans ce métier, c’est de parler de l’humain. Ce ne sont pas les sujets qui manquent. Aller sur place, comprendre les choses un tout petit peu plus de l’intérieur et revenir les raconter aux lecteurs est une idée qui me plait. Une manière de renouer avec les naturalistes, les ethnologues d’une autre époque. À mon très modeste niveau.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« Les esclaves oubliés de Tromelin » par Sylvain Savoia. Dupuis. 20,50 euros.

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