Sergio Salma: « La série pourrait s’appeler BD Boutik »

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Lieu de passage obligé pour tous les amateurs de bande-dessinée, la librairie spécialisée BD Boutik se trouve au cœur des strips de Sergio Salma. Mais, ce sont les lecteurs de BD qui font le plus souvent rire dans ce désopilant recueil de gags parus dans Spirou.

Des gags sur des lecteurs de BD sont forcément moins vendeurs que ceux sur des gendarmes ou des profs…
Sergio Salma. Je ne pense pas que les profs soient plus vendeurs. Ça a commencé petitement pour cette série, qui avait d’ailleurs été refusée par plusieurs éditeurs dont Dupuis. Après, quand ça se vend, tout le monde se dit: « Ben oui, c’est évident que ça devait se vendre ». C’est d’ailleurs un des gags de l’album. Il est difficile de définir ce qui est vendeur. Les aventures d’une Iranienne en 1980 sous la dictature, ça n’a pas la gueule d’un best-seller. Pourtant, ça l’est devenu. On ne doit pas se poser la question et d’abord faire ce dont on a envie. Après, c’est le public qui vient ou qui ne vient pas, ce n’est pas une science exacte et heureusement.

animal-lecteur1.jpgEst-ce un projet qui a été difficile à vendre à un éditeur ?
S. S. Un éditeur n’est pas forcément une personne qui attend de gagner des sous. Il publie ce qu’il sent, ce qui lui fait plaisir, ce qui entre dans ses cordes et qui peut-être en plus pourra se vendre. Ici, il s’agit en fait d’un éditeur qui a la chance d’avoir un magazine. C’est donc avec Spirou et son rédacteur en chef que les premiers contacts se sont faits. On était en phase, je lui ai juste suggéré l’idée d’un strip sur les lecteurs et amateurs de bd. Sans avoir vu un seul scénario, il s’est déclaré intéressé. J’ai fourni une dizaine de strips en pensant au dessinateur Libon dont j’appréciais la drôlerie et aussi parce que je l’imaginais bien « servir » l’idée de base.

Dans le dossier de presse, on peut lire que quatre ans d’observation ont été nécessaires pour écrire cet album…
S. S. C’est une formule un peu maladroite pour dire que les strips sont passés pendant quatre ans dans le journal. On est aujourd’hui au gag n°250 et on a fait une sélection pour un premier tome. Je suis dans le métier depuis 25 ans et il suffit de parler à un libraire, un auteur ou un éditeur pour observer ce qui se passe. Comme je suis auteur, j’ai un regard particulier sur ce milieu qui est en proie, comme tous les commerces, à des mutations perpétuelles. J’ai aussi beaucoup de tendresse pour tous les acteurs du monde de la BD. Ce qui m’intéressait en priorité, avant le libraire, c’était les lecteurs. Mais, comme la librairie s’est imposée comme lieu de passage et de rendez-vous, le personnage du libraire est devenu peu à peu central. La série pourrait d’ailleurs s’appeler BD Boutik.

Au fil des pages, on retrouve régulièrement ce libraire souvent débordé par les nouveautés…
S. S.
Être client dans une FNAC ou autre, c’est être bombardé de nouveautés. Je sais que c’est un « drame » pour les gestionnaires de magasin mais en tant que consommateur, je suis aux anges et j’ai envie d’acheter 20 livres par semaine ! J’ai envie d’écouter plein de musique, de lire, de voir plein de films. Les loisirs sont nombreux, il y a un sentiment d’explosion imminente, mais je crois que c’est une illusion. Tout ça se régule petit à petit. Le monde de l' »entertainment » n’a en tout cas pas de solution à proposer. Et je n’en ai aucune. Il nous reste à observer cette mutation. Il y a beaucoup de livres ; certainement beaucoup trop. Mais qui doit arrêter ? Tout le monde pense que d’autres livres sont dispensables, c’est la profusion mais c’est aussi une richesse incroyable. Cet embouteillage n’est toutefois pas propre à la BD car il y aussi trop de films, trop de musique ou trop de romans.



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Certains gags font ressentir du mépris pour les lecteurs de BD. Est-ce que ce n’est pas tout doucement en train de changer ?
S. S.
Oui et non. On peut se balader avec une BD dans le métro sans passer pour un débile. Mais avec un roman, vous avez l’air plus classe. C’est la comédie humaine dans son côté ridicule. Moi j’aime bien cette « marge ». On a tendance à cataloguer, mais ça n’a aucune importance. Chaque génération a ses crétins et ses ambitions. Si vous avez 30 ans, vous avez un certain regard sur ce milieu, en rapport avec votre vécu. Il sera différent pour une personne de 40 ou 60 ans. Tout ce qui est décrit dans cette BD, dont le but principal est de faire rire, n’est pas vraiment propre à la bande dessinée. Ce qui intéresse les auteurs, qu’ils se lancent dans une saga en 20 tomes ou un strip en 3 cases, c’est d’inventer un univers et de pouvoir vivre de cette invention.



Vous n’avez pas trop développé le côté collectionneur de certains passionnés qui sont prêts à tout pour une édition originale…
S. S.
Ça viendra, et il y a beaucoup d’autres sujets que nous n’avons pas encore abordé : les comics, les traductions de bd, les personnages et séries repris par d’autres, les éditeurs alternatifs, les dédicaces dans la librairie, les planches originales, les cotes incroyables de certains auteurs, les maniaques du livre bien fabriqué…



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Est-ce que ces gags sont aussi un moyen de pousser un coup de gueule, par exemple sur le prix des BD ou les séries à rallonge ?
S. S.
Pas un coup de gueule mais un commentaire, un regard un peu moqueur. Parce que je connais les ambitions, je connais le mécanisme. Beaucoup de séries deviennent à rallonge parce que l’éditeur a constaté que ça a bien accroché. Les auteurs sont bien contents aussi. Si vous êtes un auteur et que, du jour au lendemain, vous vendez votre travail de 10 à 100.000 exemplaires, vous changez de mode de vie et vous avez logiquement envie de prolonger. Ce n’est pas une critique acide et méprisante, c’est un constat d’auteur et de lecteur. Mais je connais beaucoup d’auteurs qui travaillent tous avec passion sur des séries très différentes les unes des autres. 



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Cela n’a pas posé de problème à Dupuis de publier ce genre de gags assez critique envers les éditeurs ?
S. S.
Ce n’est pas que critique vis-à-vis des éditeurs en particulier ; c’est tout le monde de l’édition qui est un peu moqué, un peu caricaturé. C’est vache et tendre à la fois. De toute façon, les éditeurs sont aussi conscients du problème de surproduction mais la machine s’est emballée. Avec mes éditeurs, on se rencontre dans des vernissages, on va manger ensemble, on discute de projets. Il faut arrêter de prendre l’éditeur pour un mec véreux et vénal. Sauf quelques exceptions, ce sont vraiment des passionnés de BD.

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Pourquoi avoir choisi ce format très original, tout en hauteur ?
S. S.
Alors là, c’est tout bête. Le rédac’chef de Spirou avait pensé à une double page édito avec deux strips en hauteur sur les côtés. Je n’y ai vu aucun inconvénient. Un strip c’est 3, 4 ou 5 cases, peu importe le sens, même si le vertical est plus rare. Puis, quand on a pensé au bouquin, de l’éditeur au maquettiste en passant par le rédacteur en chef de Spirou, tout le monde a dit que c’est comme ça qu’il fallait faire le bouquin. On a juste travaillé pour le rendre le plus beau possible. Ils ont aussi proposé un livre plus épais. J’aurais juste voulu que le bouquin soit 2 euros moins cher. Mais l’aspect financier est vraiment une réflexion satellite. Je ne peux rien imposer comme l’éditeur ne peut pas nous imposer le choix des sujets ou la façon de dessiner. Il faut aussi se faire un peu confiance.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

« Animal lecteur » (Tome 1 : « Ca va cartonner ! ») par Sergio Salma et Libon, Dupuis. 13,50 euros.

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