Régis Hautière: « Cette expédition va bouleverser le destin d’un homme »

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D’avril 1931 à février 1932, une expédition financée par André Citroën a traversé le continent asiatique lors d’un raid de 30.000 km. « Le marin, l’actrice et la croisière jaune » raconte cette incroyable épopée pleine de rebondissements à travers la destinée d’un homme: le marin Victor Point. Épique et captivant, ce premier tome ressuscite l’aventure à la Jules Verne.

Est-ce que cet album vous a demandé un gros travail de recherche pour rassembler de la documentation ?
Régis Hautière. La source principale a été le livre écrit par Georges Le Fèvre, l’historiographe officiel de l’expédition. J’ai bien sûr lu d’autres livres consacrés au sujet, comme ceux d’Ariane Audouin-Dubreuil, Éric Deschamps ou de Jacques Wolgensinger et visionné plusieurs documentaires. Je me suis aussi penché sur une grosse biographie d’André Citroën écrite dans les années 50. Le Conservatoire Citroën, enfin, nous a apporté son aide et ouvert ses archives.

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Avez-vous essayé d’être le plus proche possible de la réalité ?
R.H. Oui, nous avons choisi de respecter l’histoire officielle de la Croisière. Tout en sachant qu’il existe des zones d’ombres, surtout en ce qui concerne la préparation de l’expédition, qui est l’objet du premier tome. Ces zones d’ombres sont en partie dues au fait que la plupart des archives Citroën d’avant-guerre ont été détruites lors du bombardement de l’usine du quai de Javel en 1940.

Pourquoi avoir choisi de raconter cette croisière jaune via l’histoire de Victor Point ?
R.H. Parce qu’il est peu connu et qu’il a eu une destinée hors du commun (sur laquelle je ne vais pas m’étendre pour ne pas dévoiler la fin de l’histoire). C’est un véritable héros de tragédie. Au sens fort. Quand nous avons décidé, avec Arnaud, de monter un projet autour de la Croisière jaune, j’ai cherché un angle original. Je ne voulais pas attaquer le récit de cette expédition de front, de façon linéaire, par peur de tomber dans le didactique et de paraphraser les nombreux ouvrages déjà écrits sur le sujet. Je me suis rapidement intéressé au personnage de Victor Point. Pour plusieurs raisons. À cause de son rôle particulier dans l’expédition d’abord. Il était le responsable du groupe « Chine », un groupe qui a été constitué sur le tard pour servir de « roue de secours » au groupe principal, le groupe Pamir. Ce groupe Chine a été confronté dès le départ à de nombreux problèmes mécaniques et à l’hostilité du climat, de la géographie, des autorités et des populations autochtones. 

De plus, Victor Point avait un profil et un parcours atypique, comparé aux autres membres de l’expédition. Ce n’était ni un scientifique, ni un artiste, ni un mécanicien. Il ne faisait pas partie des employés de l’usine Citroën. C’était un marin de trente ans promis à une brillante carrière de diplomate. Il était officiellement le fils du peintre symboliste Armand Point. Officieusement, on le disait celui de Philippe Berthelot, grand ordonnateur de la politique étrangère française de l’entre-deux-guerres. Ajoutons à cela qu’il vivait une relation sulfureuse avec Alice Cocea, une actrice très en vogue à l’époque, pour laquelle il avait rompu ses fiançailles avec la fille de Paul Claudel. Enfin, il avait le physique de l’emploi ; il n’avait pas la bonhomie ronde d’Audouin-Dubreuil, ni la raideur sèche de Haardt : il était jeune et beau.

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Pourquoi avoir choisi de proposer une version romancée ?
R.H. En fait, il y a peu d’éléments romancés dans notre histoire. Les personnages principaux ont réellement existé, la plupart des évènements et des situations aussi. Les quelques séquences inventées (l’agression de Haardt dans le magasin de l’Opéra, notamment) sont là pour dynamiser un peu la partie consacrée à la préparation de l’expédition et combler certaines des zones d’ombre dont je parlais précédemment. Mais elles n’auront que peu d’implications sur le déroulement de l’histoire. Les libertés que nous avons prises avec la réalité historique sont surtout de l’ordre de l’ellipse. Victor Point, par exemple, a fait deux voyages préparatoires en Chine alors que nous n’en montrons qu’un, faute de place et pour une question de fluidité du récit.

Ce titre à rallonge, c’est aussi pour signifier qu’il s’agit avant d’une aventure humaine et pas seulement le récit historique de l’expédition Citroën ?
R.H. Tout à fait, il ne s’agit pas de l’histoire de la Croisière jaune à proprement parler, mais de celle d’un homme dont le destin va être radicalement transformé par cette expédition.
Il y a aussi une raison plus prosaïque au choix de ce titre : Citroën est propriétaire de la marque « La Croisière jaune ».

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Il s’agit aussi d’une expédition dans la Chine des années 30, avec tout le côté mystérieux que cela induit. Cette notion géopolitique vous intéressait également ?
R.H. Oui. La vision qu’on avait en occident de l’Asie et de l’Afrique avant l’avènement de la télévision tenait pour une grande part du fantasme (on a un aperçu de cette vision dans les dialogues entre Alice et Suzon). Au début du XXe siècle, ces deux continents étaient encore en grande partie des terrae incognitae pour le grand public, de vraies terres d’aventures, hostiles et secrètes. On connaissait les côtes, on connaissait les fleuves, mais peu d’Occidentaux avaient eu l’occasion de découvrir ces continents par voie terrestre. Ils étaient donc encore nimbés de mystère, objets de légendes, d’histoires de marins… Des écrivains comme Edgar Rice Burroughs ou Henry Rider Haggard ont construit en partie leur œuvre autour de ces fantasmes. Le grand mérite de la Croisière jaune a d’ailleurs été de révéler au monde entier, par l’intermédiaire du cinéma et de la presse, l’Asie « intérieure ».

Ce premier tome s’inscrit dans la lignée des romans de Jules Verne. Cela a été une influence ?
R.H. Ah non, tiens, je n’avais pas pensé à Jules Verne. Mais c’est vrai qu’en y réfléchissant, la Croisière jaune en elle-même est une aventure à la Jules Verne. Sauf que Jules Verne aurait sans doute mis des moteurs électriques aux autochenilles.

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La BD d’aventure semble aujourd’hui supplantée par le polar ou la science-fiction. C’est un regret ?
R.H. J’aime tous les genres. Si j’ai un regret, c’est qu’aujourd’hui beaucoup de BD d’aventure se limitent à être des BD d’action. Elles manquent souvent de souffle épique et leurs héros sont assez monolithiques. Je préfère les histoires dont l’intensité va crescendo. J’aime les récits où on prend le temps de nous présenter les personnages principaux, leurs doutes, leurs failles, avant de les précipiter dans une aventure qui va bouleverser leur vie. « L’homme qui voulut être roi » de John Huston, est à ce titre une référence. Tout comme « Little big man ». Ce sont des films qui m’ont marqué, gamin, parce qu’ils ont su m’embarquer dans une histoire, aux côtés de personnages avec qui j’étais en empathie.

Combien de tomes sont prévus ? Est-ce que d’autres cycles, notamment pour raconter la croisière noire, sont envisageables ?
R.H. Pour l’instant, quatre tomes sont prévus. En ce qui concerne d’autres cycles éventuels… Pourquoi pas. Ce n’est pas à l’ordre du jour, mais l’idée nous a effleurée. J’aimerais bien m’attaquer à la Croisière blanche, surtout. À cause de sa dimension tragique.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

« Le marin, l’actrice et la croisière jaune » de Régis Hautière et Arnaud Poitevin, Soleil. 10,50 euros.

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