Jef : « La jouissance d’échapper aux cases »

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Pour ce roman graphique centrée sur la vie de Jim Morrison, le dessinateur Jef avoue avoir pris beaucoup de plaisir à s’échapper des cases. Le résultat, avec notamment des visages particulièrement expressifs, est saisissant.


Avez-vous choisi un traitement graphique particulier et différent de vos autres albums ?
Jef. Pour Jim Morrison, le style graphique est venu à moi naturellement : encre de chine, empâtement à la gouache blanche, grands mouvements de bras, et de méninges. Pour cette BD qu’on appelle pompeusement roman graphique, j’ai eu une très grande liberté. J’ai imposé mon propre découpage et, avec le scénariste, nous avons retravaillé ensemble des séquences et des dialogues. Grâce à cette liberté offerte par l’éditeur, mon esprit n’a pas de limite et ainsi mon graphisme s’envole. Je travaille actuellement avec Corbeyran et Bartoll sur le tome 2 de « 9/11 » (sortie fin avril). Sur cette série-blockbuster en six tomes, les contraintes sont totales, mais je ne « moufte » pas ! C‘est beaucoup plus dur, et la discipline s’impose. Je suis face à deux scénaristes ultra efficaces, sans failles. Mes mouvements se réduisent et le « jeté » fait place au « posé ». C‘est très intéressant de relever ce genre de défi.

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Est-ce différent de dessiner une BD sur le rock ? Est-ce que vous essayez de retranscrire une énergie particulière dans le dessin ?
J. Je peux passer de Ben Laden (« 9/11 ») à un tueur de l’IRA (« Une balle dans la tête ») ou à Jim Morrison sans problème. Le dessin est une forme de méditation. Ce n’est pas sur le sujet que je me concentre, mais sur le trait. L’énergie dans le travail est souvent le résultat de collaborations : éditeurs, scénaristes, coloristes. Plus je suis brimé, moins bien je dessine. Tout ceci se ressent dans le dessin. Plus tard, j’écrirai et coloriserai (de manière traditionnelle) moi même mes albums. J’ai pas mal bossé dans le milieu du théâtre et de la vidéo. Ce sont des boulots d’équipe où vous cherchez l’énergie chez l’autre car vous vous côtoyez physiquement. En bande dessinée, on est seul. Vous ne communiquez pratiquement que par mail. Ce n’est vraiment pas idéal, car toutes les émotions sont faussées. Internet est un média utile, mais extrêmement dangereux. Lorsque vous êtes en face de quelqu’un, à quelques centimètres, il y a des flux d’énergie que vous ressentez obligatoirement. Face à face avec une webcam, ce flux ne va plus nulle part sauf peut-être vers vous même.

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Vous êtes fan des Doors? Est-ce mieux d’être fan ou au contraire d’avoir une certaine distance avec le sujet pour réussir ce genre de projet ?
J.Je suis musicien depuis toujours, et j’aime les Doors depuis toujours. Je connais ce que les médias veulent bien nous dirent sur eux. Hormis ses proches, personne ne connait le « vrai » Jim Morrison. Dans la BD, nous n’avons pas dérogé aux clichés, mais ce n’est pas grave puisque Jim Morrison est lui-même devenu un « cliché » du rock. En tant que musicien guitariste, je connais les sensations générées par la scène et par la vie de groupe avec ses excès, ses disputes… Ça m’a évidement aidé pour dessiner cette BD.

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Est-ce qu’il a été compliqué de dessiner Jim Morrison ?
J.Le plus difficile est de retranscrire son regard. C’est le plus important.



Certains visages sont quasiment photographiques comme celui de Jim Morrison page 99. Avez-vous utilisé une technique particulière pour cela ?
J.Je voulais un Jim plus vrai que nature, pas une caricature, ou une silhouette vaguement ressemblante. Je voulais tout ! Mon scénariste m’a fourni une impressionnante documentation et je m’en suis énormément inspiré. J’ai aussi bien aimé dessiner les autres membres des Doors, comme Ray Manzarek, ce musicien au jeu si personnel.



Beaucoup de dessins sont publiés en pleine page. Pourquoi ce choix ?
J.Pour libérer le regard, pour exprimer une liberté. La mienne comme celle du personnage.
Dans ce type d’ouvrage, on peut dire plein de choses en une page. David Gilmour, le guitariste de Pink Floyd, arrive à dire en une seule note ce que John McLaughlin ou Joe Satriani essaient de baragouiner, certes avec virtuosité, en une avalanche de notes ! Un livre comme celui-là doit de toute façon laisser la part belle au visuel. J’ai également profité du format « roman graphique », à priori beaucoup moins destiné à ce que certains appellent « le grand public », pour me lâcher graphiquement. Quel bonheur ! Je dirais même quelle jouissance de pouvoir échapper aux cases. Je me suis fixé tout de même une règle : ne jamais rien tracer à la règle, même pas le bord des cases quand il y en a !

Quand on pense à Jim Morrison, on se remémore forcément des images du film d’Oliver Stone…
J.J’avais vu ce film et ne l’avais pas aimé. Pas seulement pour Jim Morrison, mais aussi pour Nico, la chanteuse du Velvet Underground qui était à mon sens totalement méprisée, ou bien Andy Warhol montré comme un illuminé malsain. Dans le film Basquiat, David Bowie campe un Warhol beaucoup plus réaliste. Avec Fréderic, nous avons beaucoup travaillé afin de nous éloigner de ce film. D’ailleurs, les fans, les vrais, n’ont pas aimé le film. Ça aurait été dommage de leur resservir la même soupe. Après, nous ne pouvions contourner certains événements, que l’on voit aussi dans le film. Notre mise en scène est de toute façon différente. Nous avons volontairement fait une fin onirique, car à quoi bon montrer Jim mort dans sa baignoire puisqu’on l’a déjà vu plein de fois. Et puis, Jim Morrison ne peut mourir, c’est une idole, un néo-dieu et les dieux ne meurent pas.


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D’autres musiciens vous inspirent et pourraient faire l’objet d’un livre dans quelques années ?
J.Coltrane m‘inspire beaucoup, Syd Barret aussi, Miles Davis et beaucoup d’autres. Mais si je dois refaire un livre sur un musicien que j’admire, je l’écrirai moi même, et y ajouterai de la couleur. Je ne pourrais pas faire un livre sur Syd Barret sans la couleur. J’ai tout de même un projet avec Emmanuel Proust, avec des thématiques autour du voyage et de la drogue à la fin des années soixante. Mais, je n’en dirai pas plus…

Propos recueillis par Emmanuel LAFROGNE

« Jim Morrison, poète du chaos » par Jef et Frédéric Bertocchini. Emmanuel Proust Editions. 18 euros.

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