Eric Sagot: « C’était Paco mon boss »

Pour décrire au plus juste les émotions de son personnage principal, Eric Sagot a dessiné les deux tomes de « Paco les mains rouges » comme s’il écoutait ce bagnard lui raconter son histoire. Le résultat est saisissant puisqu’on a vraiment l’impression de lire une biographie. C’est pourtant le talentueux Fabien Vehlmann qui a imaginé cette bouleversante histoire d’amour.

paco1.jpgVous aviez envie de dessiner la Guyane bien avant votre rencontre avec Fabien Vehlmann. Qu’est-ce qui vous attire dans ce département d’outre-mer ?
Eric Sagot. Gamin, je regardais la Course autour du Monde à la télé et j’étais fasciné par les jeunes reporters qui filaient d’un pays à l’autre à la recherche d’un sujet de reportage. Les montagnes du Tibet, les rues népalaises, les statues de l’Île de Pâques, la jungle colombienne, les dunes des déserts africains et bien d’autres décors et de gens étranges ont nourri mon imaginaire. La Guyane, j’y suis allé la première fois en 1990 avec un copain. Il avait des trucs à faire sur place et moi rien de particulier. Dans l’avion qui nous amenait à Cayenne, j’avais une très vague idée de l’endroit où j’allais mettre les pieds.



Qu’avez-vous découvert ?
E.S. La Guyane est un petit morceau de France à l’autre bout du monde. C’est un territoire coincé entre le Brésil et le Surinam. Amazonie est un mot qui fait rêver ! À Cayenne et à Kourou, j’ai vu des maisons et des rues chargées d’histoire. J’étais sous le charme des habitants et de la végétation omniprésente et ultra luxuriante. Le climat me convenait aussi. Au large de Kourou, il y a les fameuses îles du Salut. La plus célèbre d’entre elles est l’île du Diable. Le Capitaine Dreyfus y a fait un long séjour forcé en 1895.



Nous entrons donc dans le sujet principal de ce dyptique : le bagne…
E.S. 
Les deux autres îlots sont l’île Royale et l’Île St Joseph. C’est sur cette dernière que j’ai rencontré le monde des bagnards. Lors d’une balade sur celle île paradisiaque, j’y ai croisé des bâtiments délabrés, des ruines, des bouts d’escaliers et toutes ces traces du passage de l’homme grignotées par la nature. St Joseph était la plus terrible des trois îles. On y envoyait les plus récalcitrants des bagnards, les fortes têtes, les incorrigibles… Je me souviens d’être entré dans un bâtiment assez grand et haut, vide comme un vieux hangar. Le toit avait disparu, rongé par la pluie et le temps. Il restait les armatures en métal rouillé d’où descendaient des longues tiges jusqu’au sol. Cet endroit était fascinant, car les hommes y avaient vécu et souffert. Ensuite, j’ai acheté des livres sur les bagnes de Guyane et je savais qu’il y avait de belles et fortes histoires d’hommes à raconter. C’était clair dans ma tête, tout était propice à écrire un scénario : le passé chaotique de la Guyane, le passage des bagnards, la végétation extraordinaire, les vieilles maisons de Cayenne…

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Comment en êtes-vous arrivé à travailler avec Fabien Vehlmann ?
E.S. 
 J’ai rencontré Fabien lors d’une fête. Je savais qu’il était scénariste et c’est bien plus tard lors de l’un de ses passages à Nantes que je lui ai proposé de travailler sur ce sujet du bagne. J’avais accumulé depuis des années des livres et de la documentation et puis j’étais allé quatre fois sur place pour dessiner et me balader. Tout seul, je n’arrivais pas à mettre à plat tout ce que j’avais appris pour inventer une histoire. J’avais trop d’informations et je ne savais pas comment m’y prendre. Fabien ne connaissait rien au bagne et aux bagnards, mais il a accepté de se pencher sur le sujet. Ça a été une bonne nouvelle de savoir que le sujet pouvait l’intéresser.

Vous avez immédiatement accroché à l’histoire qu’il a écrite ?
E.S. 
Nous avons beaucoup discuté pendant l’écriture, par mail ou en nous rencontrant dans un bar à Paris. Fabien, avec sa toute petite écriture, prenait des notes, me proposait des pistes, écoutait mes envies. Je ne connaissais pas les tenants et aboutissants du scénario qu’il mijotait et j’intervenais juste pour donner une idée ou parler d’une envie. En fait, je lui parlais de mon amour pour la Guyane, des bagnards et de la nature humaine. Un jour, j’ai reçu par mail le scénario d’une histoire de 92 pages. Je l’ai lu et relu de nombreuses fois. C’était ma première approche du personnage de Paco. J’ai beaucoup aimé le ton et les textes. Mais j’étais loin d’imaginer que cette histoire me demanderait autant de temps et d’énergie. 

J’ai lu le scénario de nombreuses fois pendant la réalisation des deux tomes. J’y découvrais à chaque fois la finesse et intelligence de l’écriture de Fabien. Pour des raisons éditoriales, les 92 pages prévues sont passées à 108 pages édités en deux tomes. L’histoire était entièrement écrite, à la virgule près. J’avais devant les yeux une histoire magnifique, je savais que ça allait me demander un boulot énorme surtout que je n’avais pas une grande confiance dans mon dessin et que j’étais très mal organisé. Je me suis rendu compte bien rapidement que Paco était un très beau cadeau fait par Fabien. À mon tour, je voulais lui offrir un beau cadeau.

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Racontée à la première personne avec de nombreux détails, « Paco les mains rouges » ressemble à la biographie d’une personne qui a réellement existé…
E.S. 
Mon travail était de mettre en images ce que Fabien avait écrit : les textes et descriptions des scènes. Mais volontairement, j’ai mis régulièrement le scénariste de côté dans les moments opportuns de la création pour n’avoir comme « boss » que le narrateur de l’histoire. C’est Paco que j’accompagnais chaque jour. Je l’ai suivi comme s’il racontait une vraie histoire, la sienne. J’ai mis toute mon empathie à son service et aux autres personnages aussi. Le texte en voix off à la première personne et le ton utilisé par Paco me facilitaient le travail. Je me sentais encore plus proche du narrateur. Comme c’était Paco mon boss, je voulais décrire au plus juste ses émotions, ses peurs, ses colères, le respecter et enjoliver la vie qu’il n’avait pas choisie. Fabien et moi voulions montrer la beauté de la Guyane également.



Cela vous a aussi obligé à être encore plus rigoureux sur le côté documentaire de votre dessin ?
E.S. 
Les historiens de bagne disent qu’il y a eu plus de 70.000 bagnards en Guyane sur à peu près une centaine d’années et donc autant de vies à raconter. J’avais beaucoup de documentation : des livres spécialisés, des biographies, des photos … Mais, je m’en sentais prisonnier. Je n’osais plus dessiner un bâtiment de l’administration pénitentiaire sans ouvrir trois bouquins. Alors, j’ai mis toute ma documentation de côté, pour ne plus m’en servir et me sentir libre. J’ai fait comme Paco, j’ai raconté avec ma mémoire, mes souvenirs. J’ai arrêté de me prendre la tête sur trop de choses qui n’en valaient pas la peine. Je ne suis pas un spécialiste ni un historien ! Je racontais une histoire par le prisme d’un bagnard, donc par son émotion et ses mots. J’ai raconté et dessiné ce que je sentais. Je voulais mettre l’émotion en avant, le reste c’est de la mise en scène, un jeu.



Vous connaissez la Guyane actuelle, mais peut-être pas forcément celle des années 30 ?
E.S. J’avais de la documentation, et j’ai vu sur le net plein de photos anciennes sur le bagne, sur Cayenne, St Laurent du Maroni, sur la population de la Guyane dans les années 20 et 30. Ainsi, je me suis fait une idée de la Guyane et de la mentalité des Français à l’époque. J’ai fait comme si je devais gérer le tournage d’un film. J’étais le metteur en scène, le cadreur, le consultant historique, le décorateur, le costumier, je m’occupais du casting, de l’éclairage…

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Vous aviez déjà publié des carnets de voyage. Est-ce que vous prenez autant de plaisir à dessiner une BD ?
E.S. 
Le carnet de voyage est presque obsessionnel chez moi. Avec ma compagne et mes deux filles, on part régulièrement avec nos sacs à dos à l’autre bout du monde. Alors, je ramène plein d’images sur mes carnets et ça me rend heureux. En voyage, je dessine avec beaucoup de légèreté et de plaisir. C’est un plaisir addictif. À la maison devant ma table à dessin, ce n’est pas tout à fait le cas. Il faudrait que je fasse de la BD comme je dessine sur mes carnets, avec de la confiance et de la gaieté.

Les deux albums sont colorisés avec des teintes uniquement sépia…
E.S. 
 J’ai toujours fait mes planches en couleur directe parce que j’adore ça et que je ne sais pas faire autrement. Ça me semblait être un bon choix de faire Paco de cette façon. Les teintes sépia me permettaient d’adoucir la dureté de l’histoire, de se concentrer sur l’intensité du scénario, de ne pas être perturbé par des couleurs. J’ai travaillé ces teintes sépia comme si j’utilisais du bleu, du vert, du jaune,… Pour moi, c’est un album en couleur !



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Les deux tomes se concluent par d’intéressants cahiers graphiques. Pourquoi dévoiler ainsi les coulisses de la création ?
E.S. François Le Bescond, l’éditeur de Paco, m’a proposé d’ajouter un cahier graphique à la fin de l’album. Sincèrement, pendant quelques jours j’étais embêté de montrer toutes ces recherches et découpages. C’est un peu comme si je dévoilais une facette intime et trop personnelle. Je ne voulais pas entendre par la bouche d’un lecteur ou d’un dessinateur que mes dessins sont pourris. Puis je me suis dit qu’il fallait ne pas avoir honte de montrer qui je suis, de me décomplexer, de me lâcher un peu. Ces pages m’ont permis d’oser montrer le chemin que je prends avant d’encrer et mettre en couleur une planche. Avec le recul, ces cahiers graphiques m’ont décoincé. C’est déjà un grand pas en ce qui me concerne. Les recherches, le découpage, le sens de lecture ou l’équilibre sont des moments de travail intense, mais ultra jouissifs. Chacun est seul à faire sa petite cuisine sur sa table à dessin.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« Paco les mains rouges, tome 2. Les îles » de Eric Sagot et Fabien Vehlmann. Dargaud. 15,99 euros.

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