Cédric Rassat : « L’impression étrange d’un récit un peu hétéroclite »

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Tandis que certaines BD se contentent d’un pitch écrit sur un post-it, « On dirait le Sud » foisonne d’idées et semble partir un peu dans tous les sens : licenciements économiques, disparitions d’enfants, invasion de coccinelles ou encore canicule de 1976. C’est peut-être aussi ce qui rend cet album si attachant.

Comment est né cet album ?
Cédric Rassat. L’idée de départ est venue de Raphaël. Lors de notre première rencontre, au cours de l’été 2003, je lui avais demandé s’il avait déjà un projet particulier en tête. D’habitude, j’ai plutôt tendance à écrire le scénario seul, avant de commencer à démarcher les éditeurs et les dessinateurs. C’est, par exemple, ce que j’avais fait pour ma série « Manson ». Avec Raphaël, je trouvais intéressant d’essayer de développer un projet commun. Je me disais qu’il serait sûrement plus fructueux de croiser les univers et de tenter de conserver, l’un comme l’autre, des repères très personnels à l’intérieur du récit.

Raphaël m’avait donc passé quelques idées notées sur un papier. Ce n’était pas encore un synopsis, mais il y avait déjà des intentions précises comme, par exemple, le personnage du grand-père mutique, le rôle central de la petite fille, le milieu ouvrier et cette petite ville de province qui est aussi un peu, d’après ce qu’il m’a raconté, celle où il a grandi. Le questionnement sur l’engagement à gauche et ce qu’il implique est sans doute un thème plus personnel, même s’il est clair que Raphaël s’y retrouve lui aussi. L’intrigue politique et le dilemme auquel est confronté Max Plume permettaient d’amener une certaine tension dans le récit. Ensuite, les allusions aux disparitions d’enfants sont venues avec l’idée de l’été 1976. En fait, j’étais tombé sur un documentaire qui racontait l’affaire du « pull-over rouge » et ça m’avait semblé coller avec le récit. J’aimais particulièrement cette idée de cet arrière-plan, lointain et très noir, qui pèse sur les esprits, alors qu’on est en pleine canicule. Et puis, d’une certaine manière, le débat sur la peine de mort rejoignait aussi celui de l’engagement à gauche… La plupart des autres idées importantes, comme celles de cette invasion de coccinelles ou de ces hélicoptères qui tournent dans le ciel, sont venues par des anecdotes ou des souvenirs de l’été 1976 que différentes personnes m’ont racontés.

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Pourquoi avoir choisi les années 70, alors que cela pourrait très bien se passer de nos jours ?
C. R. Je pense que c’était surtout lié à l’intrigue familiale et au fait que Raphaël voulait évoquer la génération de ses parents, ainsi que celle de son grand-père. Pour moi, cet été 1976 évoquait plutôt la canicule, l’affaire du « pull-over rouge » et cette époque un peu barbare où la peine de mort était encore en application. Sur la question des licenciements, puisque je pense que c’est à cela que vous faites allusion, il est évident que l’histoire trouve une résonance avec l’époque actuelle. Mais je ne sais pas si la question de l’engagement politique se pose dans les mêmes termes. J’ai l’impression que les conflits sociaux actuels sont beaucoup plus rudes et violents (qu’il s’agisse d’une violence physique ou morale, d’ailleurs…) que ceux de 1976. Mais peut-être que je me trompe…

Dans « On dirait le Sud », les personnages s’interrogent spontanément sur la nature de leur engagement à gauche. Ils se méfient de l’embourgeoisement et parlent de rester fidèles à leurs convictions. Je ne suis pas sûr qu’ils parleraient ainsi, aujourd’hui, car les comportements se sont vraiment radicalisés. Il me semble que les subtilités idéologiques sont passées au second plan. Comme me le disait récemment un libraire, « en 1976, quand on perdait un emploi, on avait encore de bonnes chances d’en retrouver un derrière ». Aujourd’hui, les conséquences de ce genre de plans de licenciements sont beaucoup plus graves. Enfin, je trouve… Et puis, je pense aussi que tous ces questionnements idéologiques sont liés au fait que la génération dont il est question ici était encore dans l’attente de voir la Gauche arriver au pouvoir. Mai 68 commençait à dater et mai 81 n’était pas encore là. Il me semble que les quelques discussions que Max, Sylvia, Claude et Marie peuvent avoir sur le sujet de l’engagement à gauche, ou de l’embourgeoisement, reflètent aussi cette attente un peu longue qui a dû précéder la première élection de Mitterrand, en 1981.

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Est-ce que vous pensiez déjà au style de Raphaël Gauthey  en écrivant cet album ?
C. R. Ça va sans doute vous paraître bizarre, mais je n’avais rien vu, ou presque, de ses dessins. J’avais seulement vu une ou deux peintures (dont un portrait de Thom Yorke). De toute façon, il ne faisait pas de BD, donc il n’avait rien à me montrer. En même temps, il m’avait été recommandé par un ami commun, Emre Orhun (avec qui je fais « Erszébet », un one shot qui sortira à l’automne, chez Glénat) qui m’avait dit un truc du genre : « Il est très fort et son travail plaît aux éditeurs. » Et comme je faisais confiance à Emre… En plus, Raphaël avait l’air sérieux, humble, très investi dans ce qu’il faisait et nos discussions sur le récit étaient toujours très fructueuses. Ses premières planches crayonnées, je les ai vues au début de l’été 2006, quelques semaines avant qu’on présente le projet.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans son travail ?
C. R. Ce qui m’impressionne le plus dans ses planches, c’est la fluidité de sa mise en scène. Dans mes scénarios, je livre toujours une mise en scène et un découpage très précis. Ensuite, je laisse la possibilité au dessinateur de traduire ces indications dans son propre langage graphique. Raphaël a vraiment le bon coup d’œil et maîtrise parfaitement ses cadrages. De plus, il a souvent tendance à simplifier la mise en scène. Dans « Une piscine pour l’été », il a dû alléger la mise en scène d’une case ou deux, selon les pages. Je trouve ça très bien. Ma mise en scène correspond à une logique de récit, de gestion d’informations. La sienne dépend plus d’une logique graphique. Je crois qu’il est important que la mise en scène et le découpage puissent être envisagés, et repensés, selon deux logiques distinctes. La fluidité du récit découle de là.

Plusieurs histoires viennent se greffer et rendent cet album incroyablement riche. Est-ce que vous n’avez pas craint que cela donne moins de force à votre idée principale ?
C. R. Non, au contraire. Je pense que tout l’intérêt de ce récit réside justement dans l’équilibre entre toutes ces différentes histoires. Vous savez, l’écriture du scénario a été très longue, puisqu’on a commencé à en discuter en 2003 et qu’on l’a finalement présenté à la fin de l’été 2006. Même si la plupart des éléments étaient présents dès le début, beaucoup de détails – de ce premier tome comme du second, d’ailleurs – sont venus s’ajouter en cours de route. Je pense que c’est ce qui crée cette impression étrange d’un récit un peu hétéroclite, mais à l’intérieur duquel, paradoxalement, tout semble lié.

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Jacques Tati vous a inspiré pour le capitaine de gendarmerie ?
C. R. Non, pas spécialement… Même si j’adore Jacques Tati ! En tout cas, je n’ai toujours pas vu « Jour de fête », si c’est à ce film que vous avez en tête. Très honnêtement, je ne sais plus vraiment comment ce personnage a « émergé ». Ce que je sais, c’est qu’au-delà de son côté obstiné et très soucieux de remplir ce qu’il imagine être sa mission, ce gendarme m’intéressait surtout pour son envie de participer à quelque chose de grand, d’important. Les personnages qui sont dépassés par l’histoire (avec un petit ou un grand « h », d’ailleurs) m’intéressent beaucoup. Je crois aussi qu’il est surtout à l’image des autres personnages du récit : coupé des autres et enfermé dans son monde intérieur. C’est un aspect qui m’a frappé en relisant l’album : tous les personnages sont très seuls et peinent à se faire entendre des autres. Pour le capitaine, ça se voit davantage, car il a une certaine flamboyance et qu’il entraîne d’autres gendarmes dans son délire mais, sur le fond, la plupart des autres personnages sont dans la même situation.

Les scènes avec le capitaine de gendarmerie sont surréalistes. Est-ce que vous vouliez aussi déstabiliser le lecteur ?
C. R. Non, pas vraiment. Vous savez, lorsque j’écris un scénario, je cherche avant tout à me divertir. J’essaye rester à l’écoute de l’histoire. Là, le personnage me plaisait et je trouvais qu’il avait sa place dans ce récit. Encore une fois, toutes les petites histoires sont liées entre elles. Je pense que les problèmes de Max ou de Claude ne seraient pas perçus de la même manière si le gendarme n’apportait pas cette part de « folie douce » à l’intérieur du récit. C’est une question d’équilibre général, d’atmosphère…

Pensez-vous que l’argent corrompt tout et notamment les idéaux ?
C. R. Non, pas forcément. En tout cas, pas l’argent en lui-même. Juste l’égoïsme, l’individualisme, l’avachissement intellectuel, l’embourgeoisement,… Et, pour ça, pas besoin d’être riche. En tout cas, j’ai tendance à penser que l’engagement à gauche et, disons, le souci de la collectivité demandent plus d’efforts que l’individualisme ou le conservatisme. Est-ce que Max Plume se complique vraiment l’existence en prenant l’argent ? C’est loin d’être sûr, malheureusement…

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« Donner un visage plus humain à des licenciements », c’est quelque chose que vous avez entendu ?
C. R. Non, en fait, c’est venu comme ça. J’ai trouvé la formulation cynique, méprisante, très provocante. Et la réplique « oui, le mien, de préférence » est « tombée » juste derrière. Donc je n’avais pas de raison de changer. Les dialogues s’imposent souvent comme ça, très soudainement.

Combien de tomes avez-vous prévus ? Est-ce qu’ils s’inscriront dans la lignée de ce premier volume ou souhaitez-vous leur donner un ton un peu différent ?
C. R. Il s’agit d’un diptyque, donc le prochain tome bouclera l’histoire. En gros, le récit dure le temps de l’été. Naturellement, comme vous pouvez l’imaginer, la canicule va devenir de plus en plus difficile à supporter pour les personnages. Le second tome est donc plus dramatique et plus tendu, a priori. Je ne voudrais pas trop en dire, car l’attente risque d’être un peu longue (l’album est prévu pour début 2012), mais je pense qu’il est plus dense et plus ambitieux. Raphaël travaille dessus depuis quelques mois, déjà. Nous avons déjà commencé à discuter d’un autre projet, à développer après « On dirait le Sud ». Mais je pense que, cette fois, il s’agira plutôt d’un long one shot.

Propos recueillis par Emmanuel LAFROGNE

« On dirait le Sud », tome 1 (« Une piscine pour l’été ») de Cédric Rassat, Delcourt

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