Jean-Yves Le Naour: « Les Compagnons de la Libération étaient très différents »

Cet été, les éditions Bamboo ont publié les trois premiers tomes des « Compagnons de la Libération ». Scénariste des albums sur Jean Moulin et sur le Général Leclerc, l’historien Jean-Yves Le Naour présente cette nouvelle collection historique.

Est-ce que cette série sur les Compagnons de la Libération est le prolongement logique de vos quatre tomes sur Charles De Gaulle ?
Jean-Yves Le Naour. Pour être exact, c’est à l’éditeur que s’est imposée cette évidence. Nous avions flirté avec le thème dans le tome 3 de « Charles De Gaulle », avec un passage important sur la libération de Paris et notamment la mise en avant des figures de Leclerc et de Rol-Tanguy, tous deux Compagnons de la Libération, mais c’est Hervé Richez, directeur de la collection de Grand Angle, qui a eu cette idée… sans doute parce qu’il connaît personnellement le petit-neveu de Pierre Messmer. Mais sinon, vous avez raison, il y a une logique : pour ceux de vos lecteurs qui l’ignorent, l’ordre des Compagnons de la Libération a été créé par De Gaulle, à Londres, parce qu’il ne pouvait pas décerner légalement de Légions d’honneur. C’est donc un ordre nouveau récompensant ceux qui ont dit non.

Les parcours de Pierre Messmer ou du Général Leclerc ne sont pas forcément bien connus du grand public. Il y avait cette volonté de mettre en avant des figures un peu « oubliées » de la Résistance ?
J.-Y. L. N. 
Si les Français se souviennent (et pas toujours encore) de Pierre Messmer comme Premier ministre de Pompidou, il est vrai qu’ils ignorent ses faits d’armes et son parcours durant la Seconde Guerre mondiale. Pour Leclerc, c’est un petit peu différent : on connaît l’homme de la 2e DB, la libération de Paris, de Strasbourg, mais Koufra est moins identifié. Moi-même, en me penchant sur cette première victoire de la France libre, en mars 1941, j’ai été surpris par l’audace de ce colonel Leclerc : avec quelques vieux camions dépareillés, des armes de 1914, 400 hommes, des réserves en eau insuffisantes, il traverse 1.500 km de pistes non reconnues dans le Sahara pour attaquer une forteresse italienne dans l’oasis de Koufra, au sud de la Libye. C’est une histoire ahurissante, de courage et de bluff. Ce que l’on veut faire, voyez-vous, ce n’est pas raconter une vie de A à Z, mais raconter ce moment où tout bascule, où l’individu devint un héros.

Est-ce que des résistants encore moins connus pourraient faire l’objet d’un album à l’avenir ?
J.-Y. L. N. Bien entendu. Il va de soi qu’il faut d’abord installer la série, et donc commencer par un personnage emblématique comme Jean Moulin, et après nous aurons le choix dans les 1.038 individus élevés au rang de Compagnons de la Libération ! Ils sont tellement différents. Il y a tellement d’histoire à raconter : des gamins de 15 ans fusillés par les Allemands, des écrivains, des curés, des tirailleurs sénégalais ou nord-africains, des royalistes, des communistes…

Des infos sur la suite de la série ?
J.-Y. L. N. En avant-première, je vous dévoile un secret : un prochain tome sera consacré à un héroïsme collectif, celui de l’île de Sein en 1940. Après avoir entendu l’appel du Général De Gaulle, tous les hommes sont partis pour Londres. Alors que la France sombrait, que Pétain réclamait l’armistice et tendait la main à l’ennemi, une petite île, à l’extrémité occidentale du pays, faisait le choix de la résistance. Elle sera faite Compagnon de la Libération ! Il n’y a pas que des hommes dans cet ordre.

Les deux tomes que vous avez scénarisés sont très différents. Celui sur le Général Leclerc raconte surtout une bataille militaire alors que celui sur Jean Moulin est beaucoup plus politique. Vous vouliez montrer qu’il y avait de nombreuses façons de résister ?
J.-Y. L. N. Sans aucun doute. J’ai dit plus haut que les Compagnons de la Libération étaient très différents dans leurs parcours, dans leurs idées, dans leurs origines sociales bien sûr, mais ils sont tous semblables en ce qui concerne l’idéal. Ces hommes qui ont dit non et qui représentent un peu l’honneur de la France, nos saints laïcs et patriotiques, se sont battus de façon différente : il y a les exploits de la France libre, à Koufra, à Bir Hakeim, au débarquement de Provence, et il y a l’armée des ombres qui sabote, qui informe, qui organise des maquis…

« Jean Moulin », enfin, est effectivement très politique : il faut unifier la résistance derrière De Gaulle et créer un Conseil national de la Résistance avec les partis et les syndicats pour montrer aux Alliés, et surtout aux États-Unis, que toute la France est derrière De Gaulle. Cette mission est colossale pour l’avenir du pays, car derrière, c’est l’indépendance de la France qui est en jeu. Mais ce n’est pas une mission facile, car tous les mouvements de résistance sont jaloux de leur autonomie.

Dans le tome sur Jean Moulin, vous insistez davantage sur son rôle de rassembleur des différents courants de la résistance et des partis politiques que sur des actions spectaculaires. Cela a été un choix compliqué pour ensuite réussir à accrocher le lecteur et à bien lui faire comprendre tous les enjeux ?
J.-Y. L. N. C’était la grande difficulté. Pas de combats, pas d’action tonitruante dans cet album et pourtant une mission essentielle. Beaucoup de débats, de rencontres secrètes, de temps passé à convaincre ou à menacer, des comptes à régler, des trahisons… Il ne fallait pas que cela soit une succession de scènes bavardes et pourtant il fallait faire comprendre la complexité de la situation de la résistance, son éclatement, la concurrence de chaque mouvement, les suspicions des uns envers les autres. Ce n’était pas facile. Avec une économie de paroles, du suspense, et surtout le récit du terrible engrenage de trahison qui conduit à l’arrestation de Jean Moulin, j’espère que l’on a réussi à retranscrire ce qui se passe dans la direction de l’armée des ombres en 1942-1943. Tout est question d’atmosphère. Pour ma part, je trouve que la tension crée une situation plus forte et plus émouvante que les bandes dessinées centrées sur des moments d’action.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« Les Compagnons de la Libération, tome 1. Général Leclerc » par Jean-Yves Le Naour et Frédéric Blier »; « tome 2. Jean Moulin par Jean-Yves Le Naour, Thomas Rabino, Marko et Holgado ». Grand Angle. 14,50 euros.

Share