Philippe Tome : « Nier le 11 septembre me paraissait absurde »

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Avec ce 13e album de « Soda », Philippe Tome s’interroge sur l’effondrement des tours jumelles et développe un scénario très riche autour des zones d’ombre de cette tragédie. Quelques dialogues cyniques et traits d’humour viennent éclaircir cette « Résurrection ».

Neuf ans après le dernier tome, vous redonnez vie à Soda après avoir réussi à tourner la page du 11 septembre 2001 (ce que vous expliquez en postface). C’était impératif ?
Philippe Tome. Les tours jumelles disparues le 11 septembre 2001 faisaient partie du contexte de la série. Nier la réalité de ces événements me paraissait absurde. À l’inverse, évoquer cette tragédie sans un nécessaire recul, ne serait-ce que par respect pour les innombrables victimes, me paraissait indigne. J’ai donc choisi l’après 11-9 à New York comme contexte de ces deux épisodes 13 et 14. J’évoque les traumatismes, interrogations, polémiques, peurs et bouleversements sociétaux (comme l’obsession sécuritaire) qui en découlent. La page est loin d’être tournée. J’ai simplement refusé de raconter Soda comme s’il ne s’était rien passé.

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Le titre Résurrection, c’est justement pour évoquer ces neuf ans d’absence ?
Ph.T. « Résurrection » suppose d’abord un retour plutôt qu’une absence. Il correspond aussi au sort de plusieurs personnages dans l’épisode, dont Soda. Enfin, tous les titres de la série évoquent directement ou non les Évangiles, la Bible, ou le contexte religieux.

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Vous abordez les évènements du 11 septembre 2001 de façon conspirationniste. Est-ce délicat à traiter ?
Ph.T.
Moins à traiter qu’à devoir expliquer quand on s’en étonne. Malgré le cortège meurtrier de conflits qui ont découlé de ces événements, la notion de « conspirationnisme » est un néologisme devenu très en vogue dans les médias depuis que le président US en exercice a dénoncé comme outrageantes les spéculations nées des nombreuses interrogations laissées sans réponses lors des attentats. Des millions de personnes directement ou indirectement victimes espèrent plus de transparence, par respect pour les morts et les souffrances engendrées. Cette arme d’intimidation massive a pourtant été brandie lorsque se sentant questionné sur ses réactions il a déclaré au monde: « Vous êtes, soit avec nous, soit avec les terroristes! »

Les questions, au lieu de s’éteindre, sont de plus en plus nombreuses et ouvertement débattues aux USA où, depuis toujours la démocratie dont le pays se veut le modèle, réclame l’attention citoyenne. L’opacité comme la diabolisation des interrogations ne feront qu’amplifier le phénomène, c’est d’ailleurs elles qui l’ont fait naître. Les « conspirationnistes » seraient censés voir des complots partout. Je ne crois pas aux reptiliens ni aux extraterrestres. Et Elvis ne crée pas des crop-circles avec Michael Jackson derrière la face cachée de la Lune. Les astronautes américains ont bien débarqué sur notre satellite, de même que les complots ont toujours fait partie de l’Histoire, de Catilina à Nixon.

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Cet album dénonce également l’obsession sécuritaire avec ses caméras et ses drones de surveillance. On vous sent très engagé sur le sujet ?
Ph.T. Pas plus, il me semble que la plupart des gens lorsqu’on les écoute s’exprimer sur la protection de leur vie privée: on les sent soit résignés, soit inquiets. Surtout depuis les révélations de Wikileaks, Bradley Manning, Edward Snowden, et un cortège d’autres personnalités, journalistes, politiques, lanceurs d’alertes ou simples citoyens sur la surveillance de masse au motif du contre-terrorisme. Dénoncer est un bien grand mot pour évoquer ce que tout le monde observe déjà. Mais, peut-être que ces gens ont retenu les leçons de l’histoire et la façon dont Benjamin Franklin en résumait certains aspects: « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux. » Je ne suis pas engagé politiquement, je ne suis ni journaliste ni historien. Mon travail est fait de fiction et parfois de spéculation sur base d’un contexte qui se veut actuel. Il ne suffit pas d’écrire des BD ou citer Gandhi et le pasteur King sur Facebook pour pouvoir se prétendre « engagé ». Ce serait un peu facile.

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Cette nouvelle aventure est très sombre. Est-ce que cet album marque le début d’une nouvelle étape de « Soda », au ton plus sérieux et pessimiste ?
Ph.T. Pas spécialement. La sérié a toujours eu sa part sombre, suivant les circonstances ou les intrigues. Elle oscille entre thriller et roman noir un peu cynique, un peu ironique. Le sujet ne prêtait pas particulièrement à la rigolade, mais en même temps, les dialogues, les situations flirtent toujours avec l’absurde ou la dérision. Ça reste de la BD de divertissement, mais j’essaye de ne pas insulter l’intelligence des lecteurs par trop de naïveté. À chaque sujet son ton approprié.

« Soda » est désormais dessinée par Dan. Qu’apporte-t-il à la série ?
Ph.T. De l’amitié, un talent original, opiniâtre et bienveillant, la jeunesse, une disponibilité totale et une infinie compréhension pour le scénariste laborieux qu’il m’arrive d’être. C’est lui qui m’a branché sur le sujet alors qu’il n’était même pas du tout question qu’il y travaille. Dan a voulu montrer qu’il était conscient de l’héritage graphique qui lui a été confié.

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L’ascenseur qui transforme un pasteur en flic, c’est un peu la barre qui mène à la Batcave ?
Ph.T. Ou la fusée vers les étoiles. Ou le couloir vers la mort. La voiture au boulot.
C’est un sas, une frontière, un no man’s land qui sépare deux mondes, deux identités, deux logiques en contradiction. J’aurais pu faire une cabine téléphonique, mais il aurait fallu que mon personnage s’habille d’une cape et d’un pyjama qui arrêtent les balles…

Ce 13e tome se termine par un cliffhanger redoutable. On attend donc avec impatience la suite, c’est pour quand ?
Ph.T. Nous travaillons pour que l’album 14 soit prêt fin 2015.



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Avez-vous envie de poursuivre la série après ce diptyque ? Est-ce que ce break de neuf ans vous a redonné envie de développer ce personnage de Soda ?
Ph.T. Je n’ai jamais envisagé d’abandonner Soda et je n’ai jamais perdu l’envie d’animer la série. Ça ne changera pas. Je l’ai créé. Avec l’aide d’artistes prodigieux qui ont prêté leur génie à cette aventure, avec le soutien d’un éditeur loyal et de premier plan. Et surtout celui d’un public fidèle. Ce serait désavouer toutes ces personnes que d’arrêter, à moins de me sentir au bout du rouleau. Ce n’est pas au programme.

Où en est l’adaptation cinématographique annoncée depuis 2009 ?
Ph.T. Le cinéma a besoin d’un nombre beaucoup plus grand d’intervenants, d’un budget considérable, et d’un brin de chance supplémentaire pour faire naître des fictions de qualité. Pour qui veut faire du bon travail, la tâche est énorme. Ce sont quelques-unes des différences avec la BD. Parfois – souvent, même… – il faut prendre son temps pour bien faire les choses. Ce qui compte pour moi, c’est le résultat final. Le projet est toujours en cours.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

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« Soda », tome 13. « Résurrection » par Philippe Tome et Dan Verlinden. Dupuis. 12 euros.

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