ZOOM SUR LA BD BRESILIENNE

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Pays de grande tradition de revues BD, le Brésil a engendré de nombreux personnages populaires typiquement brésiliens, en même temps que des auteurs tournés vers les comics américains.

Le Brésil est le premier pays à avoir accueilli une exposition internationale de bandes dessinées. Inaugurée à Sao Paulo le 18 juin 1951 par le Centro Cultural e Progresso, elle est organisée par Jayme Cortez, Álvaro de Moya, Miguel Penteado, Syllas Roberg et Reinaldo de Oliveira. Des auteurs américains comme Alex Raymond (« Flash Gordon »), Milton Caniff (« Steve Canyon ») ou Harold Foster (« Prince Valiant ») participent également à la manifestation en envoyant des dessins originaux. Outre des planches, l’exposition propose également des débats, notamment sur l’histoire des comics, la relation entre BD, cinéma et littérature, le plagiat dans la BD brésilienne ainsi que l’étude d’un passage de « Spirit » de Will Eisner.

Si l’exposition a eu lieu, c’est bien grâce à la persévérance de ses organisateurs car au Brésil, comme ailleurs, la BD (appelée ici « historias » ou « quadrinhos ») était encore considérée à cette époque comme de la sous-littérature. L’Institut national des études pédagogiques ne disait-il pas d’ailleurs en 1944 qu’elle « était source de paresse mentale chez les enfants et les empêchait de s’éduquer par les livres »

1869, la base des quadrinhos

Nho-Quim-espelho.jpgA cette époque, le genre est pourtant déjà largement représenté dans le pays. C’est le 30 janvier 1869 qu’Angelo Agostini, un Italien du Piémont ayant émigré au Brésil à l’âge 16 ans, commence à écrire ce que l’on considère comme la base de la bande dessinée brésilienne. Publiées dans la revue Vida Fluminense, les « Aventuras de Nhô Quim » ou « Impressoes de uma viagem à Corte » d’Agostini racontent les aventures d’un paysan riche mais naïf, à la ville. Il ne manque que les phylactères à ces satires politiques et sociales pour pouvoir les considérer comme des BD au sens actuel du mot. ze-caipora.jpgRevista Ilustrada  » align= »right » />

Dans la décennie suivante, Agostini fonde la Revista Ilustrada dans laquelle il développe entre autres « As Aventuras do Zé Caipora » (1883) qui ne s’arrêteront que le 15 décembre 1906 au numéro 75.

Une grande tradition de revues de BD

Fin 1905, le journaliste Bartolomeu Luis de Souza e Silva créé O Tico-Tico, la première revue enfantine brésilienne à publier des histoires en BD qui s’inspire du magazine français « La semaine de Suzette » et dont le personnage principal prend le nom au Brésil de Felismina. morcegobrasil.jpgSeules quatre pages sont en couleur, les autres utilisant le rouge, le vert ou le bleu au lieu du noir. Hormis quelques auteurs brésiliens – comme Luís Sá (un trio de gamins dans « Reco-Reco, Bolão e Azeitona »), Jota Carlos (les personnages de Juquinha et de Lamparina, une petite femme de ménage noire), Max Yantok (« Chico Muque ») – la plupart des récits et des super-héros sont des copies de bandes dessinées étrangères. « O Morcego », par exemple, est un mélange de Batman et de Fantasma, tandis que « O Bola de Fogo » (de Wilson Fernandes) fait forcément penser à la Torche humaine.

De même, le plus grand succès du magazine, Chiquinho, n’était pas réellement brésilien comme l’ont cru longtemps les lecteurs mais directement tiré du « Buster Brown » de Richard Outcault créé dans le New York Herald en 1902.

chiquihnoaffonso.jpgLe parcours de cette série est amusant d’ailleurs: Buster Brown, renommé Chiquinho pour les Brésiliens, apparaît dans les pages de O Tico-Tico dès 1905 et accroche tout de suite les lecteurs. Mais au début de la Première guerre mondiale, les planches ont du mal à arriver à temps des Etats-Unis. On demande donc parfois à des dessinateurs brésiliens de « combler les trous » en improvisant… C’est ainsi que les aventures de « Little Nemo in Slumberland » sont reprises telles quelles avec Chiquinho en lieu et place du jeune garçon de bonne famille (mais turbulent) créé par Winsor McKay !

Les difficultés d’acheminement s’aggravant, le magazine finit par demander à des auteurs brésiliens de produire de nouvelles histoires. Au départ ceux-ci restent très près de l’œuvre originale mais peu à peu, ils prennent davantage de libertés et de nouveaux personnages typiquement brésiliens apparaissent comme Benjamim, un garçon afro-brésilien issu des classes sociales les plus défavorisées.

La série se poursuit ainsi jusque dans les années 50, soit 30 ans de plus que le « Buster Brown » original ! C’est aussi à cette époque que le plagiat est révélé au grand public. Tous les auteurs qui avaient travaillé dans l’anonymat sont alors mis sur le devant de la scène: José Gomes Loureiro, Rocha, Alfredo Storni, Paulo Affonso, Osvaldo Storni, Miguel Hochman…

onca.jpgDe son côté, la revue O Cruzeiro peut se targuer d’avoir accueilli l’un des personnages les plus populaires de la presse brésilienne : « Amigo da onça » (« L’ami du jaguar »), créé par le dessinateur Péricles de Andrade Maranhão en 1943 et publié jusqu’en 1962. Son nom vient d’une blague en vogue à l’époque:

Deux chasseurs discutent autour de leur feu de camp: – « Que ferais-tu si un jaguar surgissait devant toi, en pleine forêt ?  »

– « Je lui tire dessus »

– « Et si tu n’as pas d’arme à feu ?  »

– « J’essaye de lui planter mon couteau »

– « Et si tu n’as pas de couteau ?  »

– « J’attrape n’importe quoi, un morceau de bois par exemple »

– « Et si tu n’as pas de morceau de bois ?  »

– « Je me dépêche de grimper à un arbre »

– « Et s’il n’y a aucun arbre dans les environs ?  »

– « Je m’enfuis en courant !  »

– « Et si tu restes paralysé par la peur ? « 


Là, l’autre, un brin excédé, lui demande: « Euh finalement, tu es mon ami ou l’ami du jaguar ??!! « 

Le Supplemento Juvenil et l’explosion des comics

gibi1.jpgPour concurrencer Supplemento Juvenil, Roberto Marinho lance à son tour Globo Juvenil qui passe un accord d’exclusivité avec le King Features Syndicate (1939) et commence à publier presque tous les grands succès du concurrent. Mais le plus grand succès de Marinho est le magazine Gibi – nom employé aujourd’hui aussi pour designer les comic books en général. Son premier numéro présente notamment « Li’l Abner » d’Al Capp, « Cesar e Tubinho » de Roy Crane et « Barney Baxter » de Frank Miller.

patodonald.jpgDans les années 40, la maison d’édition Brasil-América (Ebal), fondée par Adolfo Aizen, intensifie à son tour la production de comics. Le label qui deviendra l’un des plus importants d’Amérique du Sud, publie Superman, Batman, Zorro, Bugs Bunny, Tom et Jerry, Spiderman, Thor, etc. Mais outre ces titres, Ebal propose des suppléments spéciaux « Edições Maravilhosas », des récits adaptés de la littérature brésilienne qui paraissent quatre fois par an.

Dans les années 50, Donald est le premier des héros Disney à débarquer au Brésil dans la revue O Pato Donald lancée par les Editions Abril de Victor Civita, rapidement suivie de Mickey et Tio Patinhas (oncle Picsou). zecarioca.jpgLa BD enfantine brésilienne n’a toutefois pas dit son dernier mot et dans les années 60, Ziraldo Alves Pinto imagine Saci Pererê publié dans O Cruzeiro, un petit lutin noir unijambiste qui séduit les enfants par sa naïveté. Ziraldo Alves Pinto est également l’auteur de personnages populaires comme « The Supermãe » et « Menino Maluquinho ». Ce dernier a été décliné en de nombreuses chansons, programmes TV et livres vendus même hors du Brésil. supermae-1.jpg

Mais le plus grand succès d’édition jamais enregistré dans le pays est sans aucun doute la série imaginée par Maurício de Sousa, dans les années 60 toujours. Avec « A Turma da Mônica », le dessinateur développe toute une série de personnages autour de Mônica (inspirée d’une des filles de l’auteur), une fillette à la force phénoménale : Cascão et Cebolinha (un personnage dont la coupe de cheveux n’est pas sans rappeler l’un des gamins de « Reco-Reco, Bolão e Azeitona » de Luís Sá) qui adorent essayer de piquer le lapin bleu de Mônica, Magali (inspirée d’une autre fille de De Sousa), Chico Bento, etc.

t149-01.jpgEn 1973, la revue Mônica inspirée de l’héroïne se vend à plus de 200.000 exemplaires. Les produits dérivés fleurissent, tout comme les adaptations cinématographiques et les parcs d’attractions (à Sao Paulo et Curitiba). En dépit de la concurrence avec les comics, la série s’exporte même aux Etats-Unis, en Europe et en Amérique latine.

L’horreur et l’érotisme dans la BD adulte

garra_cinzenta01.jpgDe son côté, la bande dessinée adulte voit entre 1950 et 1980 se développer des genres jusqu’ici peu exploités. C’est le cas par exemple des histoires horrifiques – dont le précurseur était Renato Silva (avec « A Garra Cinzenta »). Ce genre d’histoires, bannies aux Etats-Unis qui nagent en pleine guerre froide et maccarthysme, se multiplient dans les magazines brésiliens comme « O Terror Negro » (Editions La Selva). Les BD sont signées Jayme Cortez, Rodolfo Zalla, Júlio Shimamoto, Eugênio Colonnese, Nico Rosso, Flávio Colin (« O Morro dos Enforcados »).

zefiro3.jpgLa bande dessinée érotique connaît elle un essor sans précédent dans les années 80, suivant l’exemple d’un certain Carlos Zéfiro qui publie depuis les années 50 des BD pornographiques vendues sous le manteau (« Os catecismos »). Sa véritable identité est tenue secrète jusqu’à ce que Playboy ne la révèle en 1991, un an avant sa mort. Carlos Zéfiro était en réalité un fonctionnaire de 70 ans, de son vrai nom Alcides Aguiar Caminha.

Les années 70 sont en revanche peu favorables aux bandes dessinées de critique sociale destinées aux adultes à cause de la censure. henfil03.jpgDurant la dictature militaire (1964-1984), Ziraldo Alves Pinto s’oppose à la répression en vigueur en fondant avec d’autres auteurs humoristes (Paulo Francis, Tarso de Castro, Jaguar, Millôr Fernandes, Ivan Lessa, etc) O Pasquim, le plus important journal non-conformiste de la presse brésilienne. Henfil y publiera notamment « Os Fradinhos » (ou « Os Fradins », connus aussi à l’étranger sous le nom de « The Mad Monks »), une série anti-cléricale et anti-américaine à l’humour acide. Il est aussi l’auteur de « Grauna » dans Jornal do Brasil.

O Balão, un fanzine né à l’université de São Paulo (USP) en 1972, révèle de son côté Luís Gê, Kiko, Angeli, Paulo et Chico Caruso.

piratas.jpgDans les années 80, la pression se relâche. De plus en 1983, un loi est promulguée obligeant les éditeurs brésiliens à publier au moins 50% d’œuvres nationales.En profitent Laerte (« Piratas do Tietê »), Glauco (« Geraldão »), Angeli (« Chiclete com Banana »), Chico et Paulo Caruso (« Avenida Brasil ») et Fernando Gonsales (« Níquel Náusea »).

Les auteurs brésiliens misent sur l’étranger

Dans les années 90 cependant, la crise économique affecte fortement le marché de la bande dessinée. Des maisons d’édition indépendantes qui éditent seulement des BD brésiliennes comme le magazine Metal Pesado mettent la clé sous la porte.

arte_cariello.jpgDe nombreux dessinateurs commencent à travailler à l’étranger, aux Etats-Unis en particulier, et construisent l’essentiel de leur carrière là-bas. Adepte du style hyper-réaliste, Otávio Cariello, par exemple, illustre « Deathstroke » et « Black lighting » chez DC Comics ou « Lovecraft » (Malibu et Caliber Press). Pour les personnages de la série nord-américaine « Queen Of The Damned » (1993) basée sur le roman d’Anne Rice, il s’inspire des caractéristiques physiques de l’ancien president brésilien Fernando Collor de Mello et de l’ancien ministre de l’Economie Delfim Netto.

Marcelo Campos, lui, dessine des histoires de « La Ligue de Justice », « Guy Gardner » (DC) et « Ironman » (Marvel). Roger Cruz a travaillé sur la saga « Les ères d’Apocalypse » (Marvel) et pour la revue américaine « X-Men ».

beltegeuset2les-survivants.jpgDéjà, la dictature militaire avait conduit de nombreux Brésiliens à fuir le pays. Ainsi, Léo (Luiz Eduardo de Oliveira) qui s’est d’abord installé au Chili avant de retourner au Brésil, a ensuite réalisé en France les séries « Aldebaran », « Betelgeuse », « Kenya » (avec Rodolphe) et « Dexter London » avec Serge Garcia. Le dessinateur brésilien José Roosevelt qui vit en Suisse depuis une dizaine d’années a signé des séries comme « L’horloge » et « La table de Vénus » aux Editions Paquet.

Ces dernières années toutefois, le nombre d’éditeurs indépendants a grossi (Conrad, Brainstore, Opera-Graphica, Escala, Hamasaki, Meriberica, Mercado Editorial, Comix, Pandora, Via Lettera, Xanadu). D’abord à cause de la présence réduite des gros éditeurs comme Abril et Globo, d’autre part à cause de l’arrivée en force des mangas venus du Japon. Il reste à attendre que la plus grande diversité des petits éditeurs encourage aussi les auteurs brésiliens et les aide à lancer de nouveaux titres.

En tout cas, les XIIe Rencontres BD À Bastia qui se dérouleront du 31 mars au 3 avril 2005 devraient permettre aux Français de découvrir davantage la production brésilienne: 2005 sera l’année du Brésil à Bastia.

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