Yves H: « J’aime quand la réalité glisse vers le fantastique »

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Rares sont les bandes dessinées à mettre aussi mal à l’aise que « Station 16 ». Peut-être parce que cette histoire fantastique axée sur les essais nucléaires et les expérimentations sur des cobayes humains se base sur des faits malheureusement bien réels. Rencontre avec son scénariste Yves H.

Cet album est né d’un documentaire diffusé sur Arte, au sujet d’un archipel russe où ont eu lieu de nombreux essais nucléaires dans les années 60…
Yves H. C’est la version officielle, mais c’est plus compliqué que cela (sourire). Avant d’entamer un nouvel album, on en discute avec mon père. Lui voulait dessiner des zones de glace. station-16.jpg J’ai commencé à chercher de la documentation dans la direction des explorateurs du Grand-Nord à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Je ne trouvais pas mon bonheur, mais suis tombé sur ce documentaire d’Arte intitulé « Nouvelle Zemble, l’archipel de la peur ».

Malgré internet, Google Earth ou Wikipédia (les sources citées dans la postface), cet archipel reste encore très mystérieux. C’est une aubaine pour un scénariste ?
Y.H. Ah oui ! À partir du moment où l’on ne connait rien et où très peu de photos sont disponibles, cela fait fantasmer. D’autant plus que les essais nucléaires et la bombe atomique sont des sujets peu exploités en bande dessinée. Il y avait une zone assez inexplorée. C’était donc un bon matériau de départ pour lancer une histoire. 


Cet album nous apprend que l’URSS a fait exploser pas très loin de chez nous une bombe 1.400 fois plus puissante que Hiroshima et Nagasaki réunies. Vous aviez la volonté de partager cette information finalement peu connue du grand public ?
Y.H. J’ignorais totalement l’existence de cette bombe avant ce reportage. Je me suis dit que c’était de la bombe (sourire) ! J’avais très envie de transmettre un minimum d’informations sur ce sujet. La plupart des gens ont oublié ou ignorent que cette bombe monstrueuse a explosé dans le ciel il y a cinquante ans. Cela fait peur. Je ne sais pas si le reportage d’Arte a fait un peu de bruit lors de sa diffusion en 1997, mais il était intéressant de rouvrir cette boite.

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L’album débute par une scène où des militaires s’amusent à défier un ours blanc dans une immense décharge à ciel ouvert, une scène avec un message écologique très fort…
Y.H.
Cette scène provient de « Nouvelle Zemble, l’archipel de la peur ». Après quelques images d’introduction, ce documentaire montre des soldats russes dans un no man’s land rempli de détritus non identifiables. Au milieu de ce grand bordel, on découvre des ours blancs. J’ai trouvé cela désespérant de voir ce territoire au départ quasiment vierge – il était seulement habité par quelques nomades Nénètses – qui est devenu une véritable poubelle à ciel ouvert. C’est très dérangeant et assez pathétique, car cela émet encore des radiations aujourd’hui.

Est-ce aussi une manière de montrer que l’homme se moque de la nature ?
Y.H. 
Ce n’est pas l’idée, mais on peut voir cela comme cela. La plupart des Russes s’en contrefichent de l’écologie. Ils estiment sans doute que c’est une préoccupation de dégénérés Occidentaux. L’écologie intéresse surtout les riches. Les trois quarts du monde n’en ont rien à cirer parce qu’ils essayent déjà de trouver à manger pour survivre.

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Quand on n’a lu que le texte en quatrième de couverture, on peut être très surpris par la tournure fantastique que prend cette histoire. L’idée était de mettre le lecteur dans la même situation que vos personnages ?
Y.H. 
Tout à fait. Pour moi, le fantastique doit reposer sur l’élément humain. J’aime ce type d’histoire où l’on est un peu surpris, où le fantastique s’instille par petites doses dans un cadre extrêmement réaliste. Les monstres qui surgissent de partout, ça m’emmerde ! Je n’y crois pas une seconde.


« Station 16 » peut parfois mettre mal à l’aise, avec par exemple ces personnages aux yeux arrachés…
Y.H. 
Certains pensent que ce sont des zombies, mais non, ce sont des cobayes humains. Il est certain que cela peut être dérangeant et même effrayant. D’autant plus que ces expérimentations ne sont pas une invention. Il y en a certainement eu en Union Soviétique, mais on ne sait pas encore jusqu’à quel point. Juste qu’ils ont fait des recherches sur des prisonniers politiques en les exposant à des radiations très fortes.

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Il existe aussi une vraie tension, qui se rapproche de ce que l’on peut ressentir en regardant un film d’horreur. C’est difficile à réussir en BD ?
Y.H. 
C’est avant tout le travail du dessinateur, qui doit rendre crédible l’histoire et donner de l’épaisseur aux personnages. Pour ne pas tomber dans le grand-guignolesque, il faut garder un sens de la réalité, ne jamais laisser penser que les évènements sont irréels. C’est à ce moment-là que la réalité devient inquiétante et que l’on bascule dans le fantastique. Si on modifie tout l’environnement, on perd le lecteur.


Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« Station 16 » par Hermann et Yves S. Lombard. 14,45 euros.

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