Jean-Luc Fromental: «Un chef d’œuvre absolu de Simenon»

En parallèle de ces polars mettant en scène l’inspecteur Maigret, Simenon a aussi écrit plus d’une centaine de romans durs, beaucoup plus noirs et torturés. Parmi eux figure « La Neige était sale » magistralement adapté par Jean-Luc Fromental et Bernard Yslaire. L’histoire bouleversante d’un voyou méprisable durant l’Occupation.

On connait d’abord Simenon pour ses enquêtes de Maigret. Le célèbre inspecteur a aussi été votre porte d’entrée vers l’œuvre de Simenon?

Jean-Luc Fromental. Il y avait beaucoup de Simenon dans la bibliothèque de mes parents. À quinze ans, j’ai essayé de lire des Maigret. J’étais fan de Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James M. Caïn, et j’ai trouvé ça franchouillard. À trente, j’ai mis le nez dans ses « romans durs ». Leur quantité, l’accessibilité des éditions originales (dans la Blanche de Gallimard ou les volumes reliés des Presses de la Cité, qu’on trouvait pour quelques francs chez les bouquinistes) m’attirait. La noirceur, le laconisme, la précision de leur écriture m’ont immédiatement captivé. Ce n’est que plus tard que je suis revenu sur Maigret et que j’ai apprécié la subtilité des mécanismes narratifs qui définit cette série totalement atmosphérique.




C’est quoi un « roman dur »?

J-L.F. John Simenon, avec qui nous travaillons sur ce projet, dit que son père les appelait comme ça parce qu’ils étaient « durs à écrire ». Mais ils sont durs aussi dans leur vision du monde. Ce sont, stricto sensu, des romans noirs. Toujours centrés sur un personnage en crise traversant un moment abominable de son existence qui va totalement le transformer. Des romans épiphaniques, qui se terminent par la mort, l’effondrement ou la transcendance de leur héros ou héroïne. Des romans « à l’os », écrits au plus près de la matière humaine.


Avant d’adapter l’un de ses romans, vous avez évoqué Simenon dans deux albums inspirés par l’auteur : « De l’autre côté de la frontière » et « Simenon l’Ostrogoth ». Vous aviez d’abord besoin de le raconter lui avant d’adapter son œuvre?

J-L.F. Ce n’est pas tout à fait ça. Yves Schlirf, le boss de Dargaud Benelux, m’a proposé d’écrire un scénario pour Philippe Berthet (que je connais depuis Métal Hurlant et les années 80). Je me suis souvenu d’une situation qui m’avait frappé dans les biographies de Simenon où, exilé aux USA, il vivait avec femme, enfant, maîtresse et gouvernante à la frontière entre l’Arizona et le Mexique. Il a écrit là quelques-uns de ses chefs d’œuvre (dont « Le Fond de la bouteille » et « La Neige était sale »). C’est là aussi, à Tucson, qu’est né John, le premier fils de sa deuxième épouse.
Cette situation, donc, lourde d’ambigüités morales et sexuelles, m’a inspiré le script de « La Frontière ». Le livre a connu un beau petit succès, et un jour John m’a appelé. Je croyais qu’il allait m’engueuler d’avoir utilisé le personnage de son père. Au contraire, il m’a remercié et offert de l’aider à adapter certains de ses romans en BD. J’ai appelé mon ami José-Louis Bocquet (nous sortions de notre premier Blake & Mortimer), grand simenonien, lui aussi, pour lui demander de partager l’aventure avec moi. On est partis avec Dargaud pour huit adaptations (quatre chacun) de romans durs, que nous confierons à huit dessinateurs ou dessinatrices différent.e.s. « Simenon l’Ostrogoth », une évocation des dix années qui ont vu Georges Sim – l’un des pseudo qu’il utilisait pour faire ses classes d’écrivain – devenir le grand Simenon est en fait une idée et un desiderata de John, qui s’est associé directement à sa création, nous permettant d’approcher au plus près la vraie figure de son père.

Pourquoi avoir choisi « La neige était sale »? 

J-L.F. Bernard Yslaire, qui sortait de « Mademoiselle Baudelaire », publié par Bocquet dans sa collection Aire Libre, n’avait pas vraiment flashé sur le titre que je lui proposais. Il voulait quelque chose de plus « substantiel ». J’ai donc suggéré « La Neige était sale », certainement l’un des deux ou trois plus durs de tous les romans durs. Il l’a accepté avec enthousiasme. Bien nous en a pris car, en l’adaptant j’ai redécouvert ce chef d’œuvre absolu de Simenon, que je n’avais pas apprécié à sa juste valeur lors de ma première lecture, il y a des décennies de cela. Je suis rarement satisfait des livres que je produis, mais là, le travail de Bernard m’a mis KO de bonheur. Je crois pouvoir dire, sans fausse modestie, que nous avons été à la hauteur du roman et de son auteur.

Son personnage principal, Frank, n’inspire aucune sympathie. Pourtant, dans les dernières pages, on ressent quelque chose pour ce voyou. Cela suscite une réflexion. C’est aussi ce qui vous intéressait dans ce roman ?

J-L.F. Bien sûr, la descente dans l’abjection comme chemin vers la rédemption. C’est l’immense réussite de Simenon dans ce roman. Rendre une effroyable petite ordure, qui s’affranchit de toutes les règles communes, finalement attachante, presque sainte. C’est le récit d’un martyre, martyre que Frank inflige aux autres comme à lui-même. Il y a dans ce livre un regard à la fois compassionnel et d’une lucidité terrible porté sur la créature humaine, ses mensonges, ses faiblesse, ses trahisons, ses illusions, ses fantasmes. C’est le cœur nucléaire, pourrait-on dire, de l’œuvre de Simenon. L’homme nu, comme il l’appelait, bon ou mauvais, grand ou minable, mais toujours livré comme un fétu à son destin. « Il n’y a pas d’homme fort, écrivait-il, il n’y a que des hommes qui savent que tous les hommes sont faibles ».


Dès la première case, Yslaire nous plonge dans cette ville grise et poisseuse…

J-L.F. C’est la rencontre du Belge Simenon avec une sorte d’école flamande de la BD, l’école des trognes à la Brueghel. Au départ, à travers sa fameuse saga des Sambre, Yslaire s’établit comme un romantique. C’est avant tout un dessinateur admirable. Le confronter à l’espèce d’expressionnisme réaliste de Simenon (qui atteint son apogée dans La Neige) est un pari absolument réussi. Outre ses immenses aptitudes graphiques, il apporte au livre une lecture esthétique brillante qui laisse loin derrière l’adaptation théâtrale et le film qui en avait été tirés dans les années 1950. Son Frank est une sorte de zazou dans une ville déchirée, complexe, qui combine vieux quartiers nobles détériorés par la guerre, chantiers en friche et constructions neuves, claires et modernes de la périphérie. Bernard ne se contente pas d’illustrer l’histoire, il la raconte, à l’unisson avec le script que j’ai tiré du roman.




Après ce remarquable « La neige était sale », on aimerait forcément que votre duo avec Yslaire s’attaque à un autre roman de Simenon. Est-ce envisageable ? 

J-L.F. La règle du jeu, sur la première portée de huit romans à laquelle nous nous sommes engagés avec Dargaud, stipule que nous changions d’artiste à chaque titre, de façon à offrir autant de regards différents que possible sur ce fleuve aux humeurs changeantes qu’est l’œuvre de Simenon. Mais rien ne dit que si l’éditeur décide de prolonger ce jeu…

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Simenon: La neige était sale » par Jean-Luc Fromental et Bernard Yslaire. Dargaud. 23,50 euros.

Share