Fabien Nury: « Notre gangster dans notre polar texan »

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Sublimé par le trait épuré de Brüno, Tyler Cross est l’un des albums incontournables de cette rentrée. Ce polar nerveux suit le périple meurtrier d’un gangster au sang froid qui cherche à écouler 17 kilos d’héroïne. Rencontre très intéressante avec son scénariste Fabien Nury.

Comment est né Tyler Cross ?
Fabien Nury. D’une envie commune de retravailler ensemble, alors qu’on avançait sur « Atar Gull ». Brüno avait envie d’une histoire de « rednecks » à la « Mr Majestyk », avec Bronson. J’aimais bien cet univers, mais moins le héros et la période. J’ai proposé les années 50, plus classes, et surtout des photos : Bogart dans « High Sierra », l’air fatigué, avachi sur une chaise avec son shotgun. Peut-être le film qui a inventé le gangster romantique et solitaire. Brüno a vu les photos et le film, et il a adoré. tyler_cross1.jpg On a su qu’on allait partir sur un personnage comme celui-là, et j’avais un nom en tête : Tyler Cross. Le reste est venu en travaillant. Pour le physique, par exemple, Brüno s’est inspiré de Jack Palance dans « La peur au ventre », qui est un bon remake de « High Sierra », en scope et technicolor.

Tyler Cross est un personnage au sang froid, avec très peu d’émotions. Quelles ont été vos influences ?
F.N. Le véritable inventeur de ce type de personnage est Dashiell Hammett avec son chef d’œuvre, « La Moisson rouge » : le protagoniste et narrateur est un détective sans nom, sans émotion et sans scrupules, qui agit et pense comme un véritable gangster. Ce personnage a eu un grand nombre de descendants, des deux côtés de la loi. Les références sont donc nombreuses et variées : en gros, les films noirs des années 30 aux années 60, plus un bon nombre de romans qui ont porté l’héritage d’Hammett et y ont ajouté leur propre folie (Jim Thompson, Richard Stark, James Ellroy, Elmore Leonard,…). Au cinéma, on a parlé de Bogart et Palance, mais vous avez aussi Lee Marvin dans « À bout portant » ou « Le point de non-retour », ou encore Walter Matthau dans « Charley Varrick ». En BD, « Torpedo » ou les splendides adaptations des « Parker » de Richard Stark par Darwyn Cooke. Bref. Il y en a des tas. J’ai dressé une petite liste, en bonus de l’édition noir & blanc, simplement pour partager d’autres plaisirs de lecture et visionnage avec les lecteurs que cela intéresse.

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L’idée était de rendre hommage aux romans noirs américains ou d’essayer de renouveler le genre ?
F.N. C’est d’abord le personnage : les situations dans lesquels il est plongé, et le style très particulier avec lequel il affronte les nombreuses difficultés. Je n’ai jamais écrit en me disant « tiens, là je vais faire de l’ambiance », ou « là je vais coller le double d’intrigue ». Un roman ou un film noir doit selon moi être nerveux, rythmé et elliptique. Et pourtant, le genre se reconnaît souvent à son ambiance particulière. Après, je n’ai pas l’outrecuidance de vouloir renouveler un genre aussi immense que le Noir, là, comme ça, d’un coup. Et j’espère avoir évité l’hommage poussiéreux à la « Tombstone » en western ! Non, l’envie pure, c’était simplement de créer notre gangster, pour le faire vivre et courir dans notre polar texan. C’était un programme tout à fait suffisant, et on s’y est tenus.

Cet album est très nerveux, avec beaucoup de rebondissements. Est-ce que vous avez beaucoup travaillé sur le rythme ?
F.N. J’ai d’abord construit l’histoire, en trois parties, de manière détaillée. Ensuite je savais, et Brüno aussi, que le but était de raconter cette histoire en un seul one-shot de 80 ou 90 pages. Franchement, ce n’est pas le genre de bouquin qu’on a envie de « saucissonner », pour proposer un épisode et dire au lecteur « à l’année prochaine si tout va bien ». Donc, au lieu de délayer en trois albums, on a trois chapitres de 30 pages. Ce qui ne pousse pas à la contemplation, vous en conviendrez. Et comme Tyler Cross lui-même n’est pas d’un tempérament très contemplatif, le rythme du bouquin épouse celui du protagoniste. Ce n’est pas une promenade, c’est une cavale !

N’oublions pas que si on s’attarde, c’est la taule à perpète ou la mort. Cette une des grandes qualités d’un personnage comme Tyler Cross, d’un point de vue narratif : il est comme un requin, s’il arrête de nager, il meurt. L’usage des narratifs nous a ensuite permis de densifier, de travailler les ellipses, tout en s’offrant des digressions ludiques ou mélancoliques, avec le crotale ou la biographie d’un certain Joe Bidwell.

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C’est votre deuxième collaboration avec le dessinateur Brüno. Dans l’écriture, avez-vous pris en compte son trait si particulier ?
F.N. Sans doute, oui, dans la mesure où je savais que j’écrivais pour lui. Mais je ne me suis pas dit non plus « tiens, Brüno fait ceci ou cela super bien, je vais donc lui en mettre plein dans le script ». En fait, tous les deux, on s’est laissé guider par Tyler Cross : on a passé beaucoup de temps à se demander comment augmenter l’impact de telle planche, quitte à couper telle scène un tantinet redondante pour donner plus de place, et donc d’impact, à la suivante… Les séquences d’actions, notamment, ont été beaucoup redécoupées au storyboard, et parfois réécrites. C’était un vrai bonheur de se poser des questions de pure narration BD : oui, on comprend ce qui se passe, mais est-ce que ça suffit ? Non, il faut que la planche cartonne, qu’elle ait plus d’impact, de style, de cohérence ! C’est peut-être, avec certains « Il était une fois en France », le bouquin que j’ai fait où la collaboration avec le dessinateur a été la plus étroite, et la plus ludique. Sylvain, Brüno : merci !

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Son dessin autorise (ou impose) des planches muettes ou peu bavardes. Est-ce un défi pour un scénariste de devoir économiser les mots ?
F.N. Il les autorise, il ne les impose pas. D’ailleurs, Brüno m’a dit qu’il était étonné, dès notre travail sur « Atar Gull », par le nombre de planches muettes que je lui proposais. Il adore le côté « pure narration par l’image », et moi aussi. Mais c’est surtout la variété qui compte, les changements de rythme et de densité de texte, pour casser la routine de lecture, relancer l’intérêt. La sécheresse relative du texte vient de ce qu’il doit épouser la philosophie du personnage. D’ailleurs, les parties traitant d’autres personnages sont plutôt plus touffues, avec des textes plus longs.

La couverture est magnifique avec ce superbe dessin de Tyler Cross et une composition très cinématographique sous forme de split-screen. Vous avez beaucoup travaillé dessus aussi bien pour le choix des dessins, l’organisation ou les textes ?
F.N. Merci pour les compliments ! Oui on a travaillé, mais finalement pas plus que sur d’autres. L’avantage, c’est qu’on avait les idées claires et qu’on avançait dans un genre très bien identifié. On a donc cherché, ce qui est un vrai plaisir, un grand nombre d’affiches anciennes et couvertures « pulp ». Et on est tombé sur une, qui nous plaisait particulièrement : celle de « La peur au ventre », avec un certain Jack Palance, qui utilisait déjà le « split-screen ». La boucle était bouclée. On a testé cette compo et d’autres, celle-là était la meilleure. Elle avait le style, l’impact. Bien sûr, la couverture a ensuite beaucoup « bougé » dans les détails, mais l’essentiel était là.

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Il y aussi ce slogan : « Un jour, Taylor Cross paiera pour ses crimes. En attendant, il en commet d’autres ».
F.N.
Lui aussi fait partie du style : ces vieux films avaient des slogans incroyables ! « Les 12 salopards » : Armez-les. Entraînez-les. Excitez-les. Et lâchez-les sur les nazis ! « Bonnie & Clyde » : Ils sont jeunes, ils s’aiment et ils tuent des gens. Ça donne envie, non ? Du coup on a créé notre propre slogan, qui a le mérite de résumer le destin et la philosophie du personnage en très peu de mots. Voilà, c’est ça, Tyler Cross.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« Tyler Cross » par Fabien Nury et Brunö. Dargaud. 16,95 euros.

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