Jérôme Félix: « Un écho dans la crise actuelle »

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Si ce deuxième album de l’intrigante série « La lignée » est ancrée dans les années 50, il n’en est pas moins actuel puisqu’il se déroule sur fond de revendications sociales et de manifestations. Son scénariste Jérôme Félix évoque également son écriture collective sans rien dévoiler de la malédiction qui fait mourir tous les aînés de la famille Brossard à 33 ans.

Quatre scénaristes sont crédités sur cette série. Est-ce que vous avez tous travaillé sur chaque album ?
Jérôme Félix. L’idée générale de la série a été imaginée lors d’un séminaire où Damien Marie, Laurent Galandon, Olivier Belion et moi-même étions réunis autour d’Hervé Richez, notre sympathique directeur de collection. lignee1.jpgUne fois l’idée de la malédiction trouvée, nous avons défriché quels éléments de réponses devraient apporter chaque album. Hervé nous en a ensuite confié un à chacun. Nous nous sommes revus lors d’un second séminaire. Chacun d’entre nous est venu avec une idée générale du volume qui lui avait été confié. Là, nous avons repris l’ensemble des trames proposées. Beaucoup de choses ont évidemment bougé ! De retour chez soi, chacun a retravaillé « son » volume à partir des modifications décidées durant le deuxième séminaire. Nous mettions régulièrement en ligne l’avancée de notre travail de façon à ce que l’ensemble des scénaristes puissent réagir.

Qu’est-ce que vous ont apporté les autres scénaristes sur ce projet ?
J.F. En ce qui concerne la série, c’est tout bénéfique ! À cinq auteurs, on a peu de chances de laisser passer des choses moyennes. Les idées et les situations qui ne convainquaient pas l’ensemble des scénaristes ont toutes été abandonnées. Du coup, exit les grosses ficelles qui permettent parfois de sortir les personnages des situations dans lesquelles nous les plongeons. À cinq, on multiplie également les chances d’avoir de bonnes idées. Si chacun d’entre nous en sort une par volume, ça en fait cinq par album!

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Écrire à plusieurs est aussi un garde-fou pour les mauvaises idées. Dans le tome 2 par exemple, j’avais proposé de montrer tout ce qui a été tenté pour empêcher l’explosion du navire en feu dans la rade de Brest. L’évènement réel est tellement incroyable que je voulais le décrire de A à Z. Damien m’a alors convaincu qu’en faisant ça, nous quitterions trop longtemps notre héros Marius car celui-ci n’était pas présent durant les différentes tentatives de sabordage du navire. L’histoire que nous devions raconter était celle de Marius et non celle de Brest. Damien avait donc raison.

À titre personnel, l’écriture à plusieurs m’a aussi permis de voir comment travaillent d’autres scénaristes. J’ai notamment été impressionné par la capacité de mes collègues à faire des choix assez rapidement et à s’y tenir. Moi, j’ai beaucoup de mal à choisir, ce qui m’oblige souvent à essayer plusieurs pistes en parallèle. Pour être honnête, cette écriture collective ne m’a pas laissé indemne. Cela m’a confirmé que j’étais un laborieux du scénario. Croyez-moi, voir Olivier, Damien et Laurent travailler est assez impressionnant. Ça fusait, ça décidait, ça avançait et moi j’essayai de suivre.

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Hormis le pitch de départ, est-ce que vous aviez besoin d’un dénominateur commun entre toutes les histoires ? Ces deux premiers tomes s’intéressent par exemple à des personnes en lutte…
J.F. Le fait que chacune des aventures de la famille Brossard se passe à 33 ans d’intervalle a clairement joué dans le choix des thèmes. On a regardé les années dans lesquelles on voulait situer nos histoires et on y a trouvé des pistes qui correspondaient à nos sensibilités respectives. Ce n’est donc pas une volonté consciente s’il y a des points communs entre les deux premiers volumes. J’y vois plutôt le fait que Laurent et moi, nous regardons le monde d’une manière un peu similaire. Il y a aussi le fait que nos histoires sont toujours racontées par les « petites » gens.

Cet album évoque le décès d’un manifestant lors d’émeutes en 1950 à Brest, un fait d’actualité déjà traité en BD par Kris avec « Un homme est mort »…
J.F.Le choix du Bouguen s’est fait un peu par hasard en fait. Au retour du premier séminaire, on était un peu partis sur l’idée que « mon » tome pourrait se passer durant la guerre d’Indochine. Franchement, ça ne me faisait pas du tout rêver. Alors j’ai cherché sur Internet d’autres faits datés de 1954. Comme cela faisait un moment que j’avais envie de réaliser une histoire de lutte sociale, j’ai affiné ma recherche et je suis tombé par hasard sur une photo de la reconstruction de Brest où l’on voyait ses fameux quartiers de baraques dans lesquels les gens avaient été relogés. Ça a fait tilt tout de suite! Je dois dire que je viens moi-même d’une ville où les gens ont eux aussi vécu dans ses baraques. En décidant de placer mon histoire à Brest, j’ai évidemment pensé à Kris et à son fabuleux « Un homme est mort ». Je l’ai donc contacté pour lui demander si cela le gênait que je m’intéresse à mon tour à l’histoire de Brest. Sa réponse a été de m’inviter à prendre l’apéro. Il m’a aussi filé toute sa documentation. Classe non?

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L’un des patrons déclare que « les ouvriers ne sont forts que parce qu’ils ont le plein emploi. Changeons la donne et tout rentrera dans l’ordre ». Est-ce une manière de rappeler que les patrons trouvent aussi leur intérêt dans la crise actuelle ?
J.F. C’est un ancien syndicaliste que j’ai interviewé qui m’a raconté que certains patrons de l’époque ont volontairement créé du chômage pour faire taire les revendications syndicales. J’ai évidemment conscience que cela trouve un écho dans la crise actuelle. D’ailleurs les premiers retours sur l’album montrent que c’est plus le côté Robin des Bois des travailleurs qui touchent les lecteurs que l’impensable tragédie qui est survenu dans le port de Brest ! Que les gens aient besoin d’un héros quasi anarchiste montre bien que beaucoup de gens commencent à se dire qu’il va falloir s’en sortir autrement qu’avec l’aide de nos élites…

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Même si le destin semble condamner tous les ainés de la famille Brossard à mourir à 33 ans, on a quand même l’impression qu’ils le cherchent bien. Est-ce que cela signifie que l’on peut influer sur son destin ?
J.F. Là, on est clairement dans le thème de la série. Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus sans vous révéler la fin de la saga mais sachez que tous les secrets qui entourent la malédiction seront levés dans le tome 3 où le fils de Marius a décidé de ne pas y croire…

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Chaque tome est construit comme une histoire complète, mais est-ce que vous y avez inséré des éléments que l’on pourra redécouvrir après le dénouement de l’histoire ?
J.F. Comme je viens de vous le dire, le troisième volume donnera un éclairage nouveau sur les deux premiers. Quant au dernier, il mettra le lecteur dans la position de celui qui sait et qui observe ceux qui ne savent pas. On y verra aussi le retour de certains personnages. Bref, c’est vraiment une histoire globale en quatre tomes et non pas une suite de one-shots reliés par un thème commun. À titre personnel, j’ai vraiment hâte que vous ayez la fin de l’histoire pour pouvoir relire les tomes précédents avec un autre regard…

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Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« La lignée », Tome 2. « Marius 1954 » par Jérôme Felix, Olivier Berlion, Laurent Galandon, Damien Marie et Xavier Delaporte. Bamboo, collection Grand Angle. 13,90 euros.

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