Didier Quella-Guyot: « Le Paradis avant l’Enfer »

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Épisode méconnu de la Première Guerre mondiale, le bombardement de Tahiti par des croiseurs allemands est à l’origine du dépaysant diptyque « Papeete, 1914 ». Mais Didier Quella-Guyot y a aussi greffé quelques meurtres qui achèveront de plomber l’atmosphère de cette île paradisiaque.

Pourquoi avoir choisi de traiter la Première Guerre mondiale à Tahiti sous l’angle du polar ?
Didier Quella-Guyot (1). Comme je n’avais pas l’intention de raconter cet épisode du seul point de vue historique, je voulais trouver un autre angle, ou plutôt un angle complémentaire, pour avoir le plaisir d’ajouter de la fiction à la réalité, sinon on ne fait qu’une BD historique, ce qui ne me convenait pas. Papeete01.jpg L’intrigue policière s’est imposée parce qu’il y avait eu deux morts lors du bombardement de Papeete, dont un Chinois et c’est ce point de départ qui m’a inspiré. Et s’il n’était pas mort d’un éclat d’obus, mais d’une balle venant d’ailleurs ? De là, de fil en aiguille, de vahiné en vahiné, l’histoire s’est construite… Papeete02.jpg Après, ça fonctionne un peu comme un défi : comment caler sur ces quelques heures historiques une trame parallèle, voire plusieurs, qui s’imbriquent parfaitement à l’histoire officielle mais qui permettent de s’en écarter et, en même temps, de mieux la comprendre…

Dans la postface, vous expliquez avoir cherché une source fiable pour écrire ce récit. Vous vouliez absolument être le plus proche possible de la vérité ?
D.Q-G. Absolument. Le point de départ avait été un article du journal L’illustration sur lequel j’étais tombé un peu par hasard, mais relativement incomplet. Il fallait donc retracer ce court épisode avec le plus d’exactitude possible – pourquoi faire autrement, d’ailleurs ? – mais les sources n’étaient pas nombreuses. Le bouquin qui a fait le point sur ce sujet est paru alors qu’on réalisait déjà le tome 1 (il est cité dans le dossier historique). Cela nous a permis de corriger ou de compléter des détails mais rien qui bouleversa le scénario déjà écrit. Heureusement !

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C’est aussi vrai pour vos personnages puisque beaucoup ont réellement existé. Cela vous apporte quoi en termes d’écriture ? N’est-ce pas un frein à votre imagination ?
D.Q-G. Plusieurs ont existé, effectivement : le gouverneur, le militaire, le directeur de la poste, le peintre et la jeune postière. Tous les autres sont inventés. L’opposition entre le Gouverneur et le militaire fut suffisamment caricaturale pour que je n’aie pas à forcer vraiment le trait. Cela dit, même avec des personnages réels, on a une certaine liberté. On leur invente des dialogues, des situations, des réactions… Il faut que cela aille, bien entendu, dans le sens de leur propre histoire, que cela corresponde à leur esprit pour ne pas les trahir. Morillot a écrit des lettres, Destremau aussi. J’ai tenu compte également de leurs écrits. Mais l’imagination est là pour régir tout ce petit monde et y introduire des éléments que ces personnes n’ont pas vécus.

Avez-vous eu besoin d’aller à Tahiti pour vous imprégner de l’ambiance ?
D.Q-G. J’aurais souhaité y aller, d’autant que j’aime tout particulièrement voyager. Cela dit, c’est dans la Papeete de 1914 qu’il aurait fallu aller se promener ! De ce point de vue, les témoignages et surtout les photographies assez nombreuses de la Tahiti du début de XXe siècle nous ont largement aidés. Quelques livres de photos sont d’ailleurs assez récents et remarquables.



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Peu de bandes dessinées se déroulent dans sur cette région du monde…
D.Q-G. Effectivement, elles ne sont pas légion. À part une bio de Gauguin parue peu avant, il n’y a pratiquement rien. La plus connue de BD polynésiennes fut sûrement la série humoristique « Norbert et Kari » de Godard, qui mériterait une réédition d’ailleurs tellement c’est drôle et bien dessiné, mais ce n’est pas du tout le même genre !

L’un de vos personnages déclare que cette île pousse à ne pas faire ce pour quoi on est venu…
D.Q-G. C’est en fait la question de la magie de l’inattendu, notamment lors d’un voyage. Il y a tout ce à quoi l’on s’attend et qu’on tient à voir de ses propres yeux ; et il y a tout ce que l’on n’imaginait pas. Les souvenirs les plus personnels, les plus tenaces, appartiennent souvent à cette face du séjour. Je crois bien que partout, j’ai vécu ce pour quoi j’étais venu mais forcément aussi ce pour quoi je n’étais pas venu parce qu’on n’imagine pas tel ou tel aspect de la réalité qu’on vient découvrir. C’est tout l’intérêt d’un voyage un peu désorganisé ! Dans le cas de Combeau, ça m’amusait d’imaginer ce juriste pointilleux basculer, prendre son temps, perdre pied peut-être…

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Le rythme de votre récit devait épouser la nonchalance des Tahitiens ?
D.Q-G.« Devait », je ne sais pas, mais je voulais planter le décor, mettre l’ambiance, caler le lecteur dans une certaine nonchalance pour que cela contraste avec l’épisode guerrier qui survient et les crimes qu’on commet sur l’île à ce moment-là ! En même temps, je n’ai pas l’impression que le rythme soit si lent. Il se dit beaucoup de choses, les personnages se mesurent, se testent. La lenteur ressentie vient de ce qu’on habitue trop les lecteurs à l’action et que le manque d’action passe pour de l’immobilité, ce qui n’est pas vrai. Dès les premières pages du tome 1, on parle de la guerre, la tension monte, au niveau international et au niveau local, là, à Papeete. Les petites phrases fusent, les attaques personnelles se multiplient, les inimitiés se dévoilent… c’est un peu du théâtre avant de devenir un film d’action. Un peu le Paradis avant l’Enfer aussi, c’était important.

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Cela vous permet de vous attarder sur les personnages, de leur donner une vraie consistance…
D.Q-G. S’attarder, c’est le mot. Prendre le temps de leur donner du caractère et du répondant. En matière de dialogues, du répondant, c’est indispensable. Et j’aime beaucoup faire dialoguer les personnages chercher les réparties, aller vers des échanges qu’on aura plaisir à relire. Pour moi, une bonne BD passe par de bons dialogues. Je ne sais pas si j’y parviens toujours mais c’est ce que je cherche. Je trouve – j’en lis vraiment beaucoup – qu’il y a beaucoup trop d’albums aux dialogues mous.

Vous donnez une image très frivole des vahinés qui sont présentées comme des filles faciles. Cela peut même paraitre un peu exagéré, non ?
D.Q-G. Les jeunes Tahitiennes ne respectaient pas les us et coutumes que la religion tentait de leur inculquer. Et, soyons clair, être naturel, aimer la sexualité, ce n’est pas être frivole. La frivolité est une notion morale, inadaptée en Polynésie. Tout a été fait pour casser ce que les voyageurs du XIXe siècle ont découvert sur place : la spontanéité, le plaisir des sens, l’insouciance des relations… À la place, on a imposé de longues robes dites « missionnaires » (tout un programme !). Pourtant, dans le même temps la vie coloniale masculine profitait de ces mœurs et de ces jeunes femmes à des âges qui les condamneraient aujourd’hui au détournement de mineur !

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Vous avez adapté en bande dessinée deux romans d’Agata Christie. Est-ce que travailler sur ces livres vous a appris quelque chose sur l’art d’emmener le lecteur sur de fausses pistes ?
D.Q-G. J’ai adapté Agatha Christie (« La Maison du péril ») parce que mon éditeur, Emmanuel Proust, me l’avait proposé. Je trouvais l’exercice stimulant et j’ai accepté. Et rétrospectivement, je trouve que c’est un exercice très formateur de distiller une enquête, de la réduire, de la réorganiser, de la plier au découpage des planches… Il y a un côté taille de bonzaï et ça n’empêche pas le bonzaï d’être apprécié ! Du coup, j’ai réitéré l’exercice avec « Les vacances d’Hercule Poirot », puis pour fin 2013 avec « Rendez-vous avec la mort ». Parallèlement, j’ai adapté une nouvelle de Maupassant intitulée « Boitelle » et c’est devenu « Le Café des colonies », notre premier album commun à Sébastien Morice et moi. Là, j’ai pu développer, installer des pauses, donner du temps aux regards, inventer des situations et c’est un tout autre exercice ! Cet album a eu pour conséquence principale de nous donner envie, à Sébastien et moi, de continuer à travailler ensemble. Pour en revenir à la question, je ne pense pas écrire une intrigue à la façon d’Agatha Christie car la plupart du temps elle se tient très près des personnages et le contexte historique, par exemple, n’est vraiment pas essentiel.

D’une certaine façon, écrire c’est adapter, une œuvre, l’Histoire, la réalité… Ce qui compte, c’est la façon. Et le dessin est encore une façon d’adapter la réalité. Le dessin de Sébastien (Morice) en est un exemple remarquable, non ?

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« Papeete 1914 » par Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice. Emmanuel Proust Editions. 15 euros.

(1) Didier Quella-Guyot est également l’auteur de « Hergé, Mots et Jeux de mots », qui vient de paraitre chez Apart Editions.

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